La direction artistique du jeu Valorant ne rivalise pas d’originalité, mais fonctionne à merveille.
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Valorant : deux ans plus tard, retour sur les origines d’un succès

Il n’a pas fallu longtemps à Valorant pour se faire une place au firmament des jeux esport. Sa genèse, son succès, on vous raconte tout dans un petit historique.
Écrit par Samuel Lévêque
Temps de lecture estimé : 11 minutesPublished on
Deux ans après sa sortie, Valorant continue d’afficher une forme insolente, avec plus de quinze millions de joueurs actifs chaque mois, un chiffre en constante progression rare dans le monde plutôt saturé des FPS multi. Mais ce succès ne sort pas de nulle part : après dix années à avoir fait vivre sa success-machine League of Legends, le studio Riot Games a su radicalement changer de braquet et produire un jeu qui a multiplié les choix tranchés, cherchant davantage la singularité que le consensus.
Nous sommes au milieu des années 2010. Le monde des shooters en free-to-play est largement saturé, mais la direction de Riot Games doit préparer l’après League of Legends. Si le succès du MOBA ne se dément pas, rien n’est éternel et le studio doit ajouter d’autres jeux à son catalogue et casser son image de studio « one hit wonder ». Après avoir assemblé une équipe dans laquelle on trouve notamment Moby Francke (ancien de chez Valve), Trevor Romelski (un des principaux architectes de League of Legends) ou encore Paul Chamberlain (ancien de chez Google), la direction de Riot Games décide d’orienter la production du jeu dans la direction d’un shooter tactique.
Portrait de Joe Ziegler qui a été directeur du jeu Valorant de 2014 à 2022.

Joe Ziegler, directeur de Valorant de 2014 à 2022

© Riot Games

Un développement long et compliqué qui aurait pu se solder par une catastrophe

L’objectif stratégique de Riot à l’époque est une équation assez complexe à résoudre : le studio cherche à démocratiser davantage le jeu multi compétitif, avec dans le viseur les potentielles fortes retombées économiques de la scène esport en plein boom, le tout en livrant un produit à la fois original, exigeant mais accessible, le tout dans un marché déjà saturé. Rainbow Six, Warface, Counter-Strike: Global Offensive, Destiny, Overwatch… À mesure que les années passent et que le développement de Valorant arrive, la compétition devient de plus en plus serrée. L’envolée progressive des Battle Royale à compter de 2016-2017 va ajouter des mastodontes comme Fortnite et PUBG, segmentant encore un peu plus le marché de la fusillade multijoueur. Valorant se développe donc dans un environnement difficile, et dans une ambiance interne pour le moins délétère.
Alors que l’image du studio est entachée à partir de 2018 par plusieurs scandales liés à une ambiance sexiste et à la bro culture de l’entreprise ainsi qu’à de mauvaises conditions de travail d’une partie des employés, Project A (le futur Valorant) est finalement révélé en 2019. Les voyants ne sont pas forcément au vert : placer un nouveau free-to-play sur le marché en 2014 était plutôt risqué, en 2020, l’idée semble carrément hasardeuse. La phase finale du développement, un peu brouillée par la dégradation de l’image du studio, va de plus se heurter dans sa dernière ligne droite à un incident non négligeable : la fenêtre de sortie du jeu tombe en pleine pandémie mondiale de Covid-19, alors que le monde entier est en train de se refermer.
Project A (le futur jeu Valorant) est révélé en 2019.

Une des premières images de « Project A » qui deviendra Valorant

© Riot Games

C’est à la fois un coup dur en termes de communication (Valorant passe dans un premier temps assez inaperçu dans la presse généraliste et économique) et une bénédiction : lorsque la beta du jeu commence en avril 2020, des centaines de millions de personnes sont assignées à résidence en attendant des jours meilleurs et en cherchant quelque chose à faire de leurs journées. Et le jeu est un succès immédiat dès sa version bêta, lancée le 7 avril 2020 et cassant immédiatement le record de visionnages d’un jeu en simultané sur Twitch.
Tout ne se passe cependant pas à 100 % comme prévu : la sur-sollicitation du réseau due à la pandémie ne permet pas dans un premier temps à Riot d’offrir au jeu une stabilité optimale, le système de chat vocal, mal modéré, donne un peu trop l’occasion à certains joueurs d’exprimer leur agressivité et la sortie du jeu donne lieu à de longs débats sur la nature du système anti-triche du jeu, parfois décrit comme extrêmement lourd et invasif. Mais ces heurts ne ternissent pas le succès du lancement de Valorant qui achève sa bêta en juin 2020 et devient vite une référence en matière de shooter tactique multi. Un succès qui est loin d’être dû à la seule pandémie, mais dont l’origine se trouve avant tout dans les prises de risques des choix effectués lors du développement du jeu.

Des prises de risque payantes

Vu de l’extérieur, Valorant c’est un shooter de plus. Cinq contre cinq, une équipe doit poser une bombe, l’autre doit l’en empêcher, chaque agent a des capacités spéciales et tout le monde se massacre joyeusement. On a l’impression de décrire un peu n’importe quel FPS compétitif paru depuis des années, non ? Et l’univers graphique du jeu avec son univers futuristico-mystique, est charmant (on admirera les superbes artworks de Suke) mais ne brille pas non plus par son originalité. Et pourtant, dès la bêta, les retours sont dithyrambiques : « Un FPS que tout le monde se devrait d’essayer » pour PC Gamer, « Le premier jeu à rivaliser avec CS:Go depuis des années » pour USGamer, « le FPS le plus amusant depuis Team Fortress 2 » pour IGN, et ainsi de suite. Alors, qu’est-ce qui a fait de Valorant un titre à part dans la jungle des jeux de tir en multi ?
Tout d’abord, il y a l’idée centrale du jeu qui le distingue (un petit peu) de la concurrence : son système économique interne qui permet aux joueurs d’upgrader leur équipement à mesure que le match avance, forçant à opérer des choix économiques judicieux en fonction de l’évolution de la situation. Ce petit plus apporte à Valorant une dimension stratégique absente d’autres jeux du genre. Mais dans l’équation qui fait du jeu de Riot Games un succès, cette dimension n’est qu’anecdotique : c’est plutôt la recette de très grande accessibilité et de très grande exigence qui va faire du jeu un cas atypique de sa catégorie.
Revenons au moment du développement du jeu : alors que le développement est déjà bien entamé, une question taraude ses auteurs. Comment concilier la demande d’un titre très accessible, taillé pour les nouveaux joueurs de FPS et la technicité d’un jeu prévu pour être un futur mastodonte du jeu compétitif ? Lors d’une séance de question/réponse pendant la beta du jeu en avril 2020, le réalisateur du jeu, Joe Ziegler, et la productrice Anna Donlon sont longuement revenus sur le travail d’équilibriste qu’a constitué le développement de Valorant. Pour concilier la facilité d’accès et scotcher les joueurs les plus aguerris devant leur PC, plusieurs choix ont été fait, parfois à contre-courant de ce qui était attendu par le public.
Tout d’abord, Valorant est un jeu relativement dépouillé. Davantage que ce l’on pourrait en attendre d’un jeu majeur de 2020. Graphiquement sommaire, pas toujours franchement agréable à l’œil, parfois même esthétiquement un peu terne et daté, le premier contact avec le jeu est une petite cure d’austérité esthétique… Qui s’avère pourtant être un excellent parti pris. La version modifiée de l’Unreal Engine 4 utilisée pour faire tourner le jeu et sa sobriété générale lui assurent de tourner de manière fluide sur à peu près n’importe quelle machine, même de très vieilles brouettes pouvant facilement faire tourner le jeu à un minimum de 30fps au prix de quelques sacrifices dans les options. Lors de la découverte du jeu, la plupart des journalistes et des joueurs ont ainsi été charmés par l’étonnante stabilité du jeu et le fait que le plaisir était à peu près le même qu’on joue sur une machine vétuste ou une configuration plus optimale : de quoi installer facilement une base de joueurs avec des setup et des expériences de jeu très différents… Et de quoi contourner les problématiques liées aux pénuries de composants pour des PC hauts-de-gamme.
Mais Valorant, c’est aussi un choix central de game design privilégiant en toutes circonstances un mélange extrêmement bien dosé entre performances individuelles et travail d’équipe. L’ensemble permet à la fois de s’amuser immédiatement avec à peu près n’importe qui, et de développer des approches stratégiques beaucoup plus ambitieuses et subtiles que dans nombre de jeux du même style. La combinaison des différentes capacités des classes et des personnages du jeu approfondit encore les possibilités offertes par le gameplay, et le suivi plutôt solide de la part de Riot permet de sans cesse améliorer le jeu au fil des mises à jour. La grande précision des mécaniques vraiment simples à comprendre mais très difficiles à maîtriser a également été un atout majeur. Valorant s’apprend parce que c’est « facile » et on y devient bon parce qu’on y acquiert (vraiment) de la méthode, de la tactique et du skill : le jeu a trouvé un compromis et une qualité d’équilibrage que peu avant lui ont réussi à atteindre.
Riot Games a assuré un suivi régulier du jeu, ajoutant régulièrement du nouveau contenu et de nouveaux personnages, ici l’agent Fade ajoutée en avril 2022.

L’agent Fade ajoutée en avril 2022

© Riot Games

Enfin, Valorant c’est… Tout ce qu’on a déjà vu ailleurs, plus ou moins, mais en mieux. Nombreux sont les commentateurs à l’avoir remarqué, mais s’il y a un choix radical effectué par le jeu c’est… Sa relative absence d’originalité formelle ou de trait extrêmement saillant (si ce n’est l’étonnante précision de son gameplay de tir). Le très long développement a vu passer un nombre très important d’autres projets ayant apporté leurs pierres au grand édifice des FPS compétitifs, et Riot Games semble avoir énormément appris de ses concurrents et finalement effectué une sorte de synthèse bienvenue qui a su tirer le meilleur des jeux de la décennie écoulée.

Valorant a su s’adapter et devra continuer à le faire

Valorant a donc réussi à s’imposer avec une formule plutôt simple : vous avez déjà vu ça, vous avez déjà (en partie) joué à ça, mais ce coup-ci c’est mieux, que vous soyez débutant ou professionnel. Admettez que dit comme ça, on imagine pas quinze millions de fidèles continuer à se rassembler régulièrement dans un contexte où il est de plus en plus difficile d’imposer un jeu dans la durée, compétition oblige. Et pourtant, ça marche, fort.
C’est peut-être grâce au dernier atout que Riot avait dans sa manche : malgré un départ relativement discret, la communication autour du projet a pris de l’ampleur, imposant au fil des mises à jour et des tournois comme une pièce centrale de la scène de l’esport mondial. Les mises à jour régulières du jeu, très suivies, ont aidé à structurer une communauté active et réactive. Du côté du développeur, la cellule de communication de Riot a su largement expliquer la nature hybride du jeu et son côté immédiatement fun, capable d’attirer sans cesse de nouveaux joueurs par rapport à des concurrents proposant un ticket d’entrée plus élevé, ou au contraire perçus comment offrant beaucoup moins de possibilités ludiques.
Reste une question concernant l’avenir de Valorant : ses deux premières années ont été un succès constant, la réussite ludique et critique du jeu ne font pas de doute. Mais quid de l’avenir ? Deux ans, c’est à la fois énorme pour un free-to-play et une toute petite étape face à des vétérans du jeu en ligne comme League of Legends ou CS:GO, qui ont su maintenir une communauté en vie pendant plus d’une décennie. Si les chiffres du jeu impressionnent par leur constance, force est de constater qu’un petit plafond mécanique semble avoir été atteint : un des choix très tranchés de Riot Games a été de se concentrer sur une unique version PC, stable et accessible, plutôt que de multiplier les sorties. Après deux années de rumeurs, et alors que ses principaux concurrents ont déjà sauté le pas, la prochaine étape semble donc l’arrivée du jeu sur d’autres supports pour élargir radicalement son pool d’utilisateurs.
Une image de la beta de la version mobile du jeu vidéo Valorant.

Image issue de la beta de la version mobile de Valorant

© Riot Games

C’est plus facile à dire qu’à faire (on ne développe pas un FPS multi sur PC comme une version smartphone, console ou tablette), mais cette nouvelle étape se fera vraisemblablement en deux coups. Une version mobile en 2022, officialisée il y a un an mais dont on n'entend parler que depuis quelques semaines à l’occasion de la sortie de sa version bêta, est déjà là. La version console, dont l’existence est un secret de polichinelle, devrait suivre assez rapidement ensuite et inonder les machines de salon.
L’avenir à long terme de Valorant en tant que standard du tactical shooter multi dépend beaucoup de la capacité de Riot Games à transformer l’essai de cet élargissement progressif de sa base d’utilisateurs. En attendant, le studio n’a pas à s’en faire : s’il est difficile d’estimer précisément les revenus générés par Valorant et par les autres jeux de l’éditeur (vraisemblablement plusieurs milliards par an), ce dernier vient de confirmer des recrutements en masse et des investissements massifs dans ses locaux de Los Angeles. Bref, de quoi voir venir.
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