Musique
« La variet nous prend la tête, que ces bâtards prennent leur retraite ». Écrite il y a trente ans, à une époque où le rap était une culture naissante et encore marginale, cette phrase de Kool Shen a un sens bien différent aujourd’hui. Devenu le genre musical le plus vendeur, le rap s’est progressivement imposé dans les charts et dans le cœur des Français. Entre les premiers freestyles confidentiels de Saliha ou Destroy Man et les centaines de singles certifiés de Ninho et Jul, énormément d’eau et de beats ont coulé sous les ponts. Les codes, les sonorités, le visage du public, les méthodes de travail, ont connu une évolution constante, faisant du rap l’un des genres les plus dynamiques et enclins au renouvellement.
Cette vitalité est l’un des principaux facteurs de sa longévité : d’autres genres, restés figés dans leur époque, n’ont pas su s’adapter à la demande des nouveaux auditeurs ni à l’avènement des nouvelles technologies – Auto-Tune, plateformes de streaming, home-studio, réseaux sociaux, etc. On peut aussi se demander si ce genre d’adaptation serait pertinent pour tout le monde, mais personne ne veut imaginer Julien Clerc sous Auto-Tune en train de cartonner sur TikTok. On s’est donc posé des questions un peu plus sérieuses : à quel point le rap domine-t-il le marché ? Sur quels plans est-il encore minoritaire ? Quels sont les genres qui le concurrencent ? L’étude Red Bull x Sacem tente de répondre à ces questions en analysant des données collectées par le Snep (Syndicat national des éditions phonographiques) et le Cnv (Centre national de la chanson des variétés et du jazz).
Premier grand marqueur de la réussite du rap français, la proportion des albums placés dans les meilleures ventes annuelles. Orelsan est l’artiste français qui a vendu le plus d’albums en 2021 (alors que « Civilisation » n’est sorti qu’en novembre). Ninho et Maes étaient sur le podium en 2020 juste derrière Slimane et Vitaa, tandis que PNL, Nekfeu et Ninho à nouveau se plaçaient dans le top 5 l’année précédente. Selon nos données, le top 20 de ces dernières années est occupé pour moitié par des rappeurs. Aucun autre genre musical ne peut se targuer d’une telle domination sur le marché. Imaginez si 50 % des canettes vendues en France l’étaient par Red Bull : on n’irait pas jusqu’à parler de monopole mais on n’en serait pas loin. Et on pourrait réclamer de plus gros chèques pour les rédacteurs du site, mais c’est une autre histoire.
Autre grand symbole de cette réussite du : l’accumulation de certifications d’albums et de singles. Ninho et Jul sont par exemple les deux premiers artistes français à avoir atteint les 100 singles certifiés. Ce chiffre impressionnant est tout de même à relativiser : avant l’ère du streaming, il était impossible de faire certifier toute une tracklist ou d’obtenir des récompenses pour une intro ou un interlude. Pour comptabiliser une vente, il fallait écouler un exemplaire physique de single sous forme de CD 2 titres – ou pour les plus vieux, de vinyle 45 tours. Imaginez un peu ce qu’aurait pu faire Johnny Hallyday si Spotify avait existé à l’époque de « Que je t’aime », « Gabrielle » ou « Marie ».
Depuis 2017, le rap truste plus de 60 % du total des certifications d’albums émises en France. Au moins un album de rap obtient un disque de diamant chaque année. En revanche, seul Gims est parvenu à dépasser ce stade avec l’album « Ceinture noire » sorti en 2018 et certifié double-diamant en 2021. Les autres artistes à avoir décroché un double voire un triple diamant ces dernières années ne sont pas des rappeurs : il s’agit de Louane, Kendji Girac, Angèle et Johnny Hallyday (à titre posthume). La pop et la chanson française sont donc les deux genres qui concurrencent le plus le rap aux sommets des charts. Comme les choses sont bien faites, il s’agit aussi des deux genres sur lesquels le rap lorgne le plus.
Reste à comprendre ce que font les rappeurs avec ces dizaines, voire centaines, de disques d’or : Ninho s’en fait certainement des colliers, tandis que Jul construit peut-être une tour en singles certifiés. Si on comptabilise 6,5 cm de profondeur moyenne pour un cadre contenant ce type de récompense, Jul peut faire une pile de plus de 6 mètres 50 de hauteur uniquement avec ses singles. Quel intérêt ? L’étude Red Bull x Sacem a beau être complète et détaillée, elle ne répond malheureusement pas à cette question.
Comme l’indique la première partie de notre étude, la domination du rap au sommet des charts est liée à l’émergence du streaming et à la transformation des modes d’écoute de la musique. Parmi les autres genres musicaux, seules les musiques électroniques ont un modèle équivalent à celui du rap, avec le même type de répartition des ventes entre streaming et disques physiques. À noter tout de même que l’appellation large de « musiques électroniques » est aussi peu précise que la notion de « musiques urbaines ». Il y autant de similitudes entre la dance et la deep-house qu’entre Dadju et Furax Barbarossa.
Cette prééminence du streaming chez les « musiques urbaines » n’est pas suivie par les programmateurs radios. Sur les ondes, elles n’occupent qu’une part minoritaire du temps d’antenne, avec des chiffres étonnamment faibles. Sur l’année 2019, le top 200 streaming était ainsi dominé par les titres rap à plus de 60 %. En radio, ce même top 200 n’accordait que 15 % d’espace aux rappeurs. Booba rappait en 2015 « j’suis passé sur NRJ, j’suis sous le choc », on le comprend et on constate que rien n’a vraiment évolué depuis. Ce sont des choix stratégiques : les auditeurs des radios sont plus âgés que la moyenne des auditeurs de rap. Et ces derniers se tournent vers les plateformes de streaming, avec leurs propres playlists personnalisées, qui remplacent la sélection imposée en radio.
C’est un vrai dilemme pour les programmateurs : faut-il chercher à toucher un public plus jeune et moins sensible à ce mode d’écoute et risquer de perdre un auditorat fidèle mais vieillissant ? Ou au contraire, faut-il se concentrer sur les auditeurs de longue date, sans anticiper l’avenir et passer à côté d’une jeunesse en demande ? Nos données prouvent que certaines radios ont su renouveler leur audience, mais il s’agit de radios orientées rap (Mouv, Skyrock), et une grande partie de leur contenu est diffusé par un autre biais que celui des ondes comme YouTube, podcasts et un site internet.
La domination du rap dans les charts est également contrebalancée par sa représentation dans la presse, dans les labels et dans les salles de concerts. On ne reviendra pas dans le détail sur la question du live, déjà abordée en long et en large dans notre dossier, mais là aussi, le bât blesse pour le rap. Rock, jazz et chanson restent les genres les plus plébiscités par les organisateurs de festivals et de concerts, même si la donne évolue et que les rappeurs remplissent désormais des stades – ce qui n’est pas gagné pour les artistes de jazz, malgré tout le respect qu’on a pour eux.
Plus surprenant, le rap n’est produit que par 1 label français sur 5. Étonnant, d’autant qu’on a remarqué ces dernières années que chaque maison de disques prenait bien soin de signer au moins un rappeur. Là encore, le rock domine la partie, suivi par l’électro, mais ce sont surtout les scores du jazz, des musiques traditionnelles et de la chanson qui permettent de se rendre compte du retard du rap sur ce plan. Tout le monde a signé, peut-être, mais certainement pas partout. On remercie tout de même le reggae qui avec ses 8 % est le seul genre moins bien considéré que le rap dans la liste, et permet donc au rap de conserver un peu d’honneur.
Côté presse spécialisée, le rock est encore largement majoritaire, après plus d’un titre sur deux traitant du genre. Le rap et la musique électro suivent dans les mêmes proportions (respectivement 34 % et 33 %). Le cas du rap est à relativiser, puisque l’essentiel des médias spécialisés se retrouve en ligne. Qu’il s’agisse d’articles de fond, d’interviews, d’analyses, de simple relai d’actualité, ou même de gossip, le genre est très amplement traité sur internet. Il y a beaucoup à critiquer et à questionner dans le fonctionnement des médias rap actuels mais on ne peut pas dire que la presse rap n’existe pas, et surtout, ce n’est pas un mec qui écrit sur le rap pour le compte d’une marque de boisson qui est le mieux placé pour le faire.
Ces chiffres datant de 2018, ces lacunes de diffusion du rap ont probablement évolué dans le bon sens. Le fait de pouvoir générer une étude comme celle de Red Bull x Sacem est un marqueur positif de la prise en considération grandissante du genre.