Musique
À l’image de ce qu’il se passe en Amérique et en Angleterre depuis quelques années, la drill s’implante en France et s’impose tout simplement comme l’un des genres les plus populaires du moment, l’une des balises d’un hip-hop qui se renouvèle sans cesse. Freeze Corleone, Lyonzon, 1PLIKÉ140 et Diddi Trix sont là pour le prouver, reprenant les choses là où Kaaris les avait laissées avec « Or Noir ». C’était en 2013 et il faut croire qu’il a fallu plusieurs années à la scène hexagonale pour se familiariser avec ces productions nerveuses, saccadées, qui prennent tout leur sens lorsqu’elles sont confrontées à un champ lexical guerrier et à des interprétations féroces : celles de rappeurs qui avancent bien souvent masqués avec des textes extrêmement codifiés et l’envie de se réapproprier les codes anglo-saxons sans pour autant passer pour de vulgaires copistes.
En avance sur son temps, Kaaris sort les crocs
En 2013, « Or Noir » est une révolution. Côté marketing, c’est indéniable : rarement un album avait été en tête des ventes avant même sa sortie, suscitant l’enthousiasme d’une scène locale en manque de renouveau. Sur le plan musical, le constat est tout aussi intraitable : « Or noir », c’est l’album d’un rappeur prêt à braquer l’industrie musicale, qui recharge sa kalash un sourire aux coins des lèvres, pointe son arme sur la concurrence et tire à bout portant en lâchant des punchlines imagées, à « l’instinct primitif ».
Sur le papier, on a parfois l’impression d’entendre des textes de Michel Audiard interprétés par Chief Keef et mis en musique par les producteurs alors aux avant-postes de la scène drill de Chicago. Mais le style de Kaaris est encore plus profond : en témoigne « Ciroc », magnifié par le beat de Therapy, violent, à la fois rêche et sophistiqué, qui regarde la scène américaine sans sourciller, droit dans les yeux.
Kalash Criminel mise sur l’avenir de la drill en France
S'il est encore impossible de déceler une pattern drill 100% française, force est de constater que le genre prend de l'importance ces derniers mois. Des artistes, jusqu'ici estampillés trap, s'y essayent, tandis que quelques poids lourds du rap français actuel tentent d'en formuler une idée. C’est SCH qui a teasé l’arrivée prochaine d’un morceau drill. C’est Hatik qui tente de surfer sur la hype.
Enfin, c’est Kalash Criminel qui a trouvé une nouvelle raison d’égrener sa cagoule et profite de « Pronostic » pour défourailler à tout-va sur un beat énorme, confectionné par Baille Broliker (PNL, Alonzo, Booba) et censé sublimer cette violence verbale, qui fourre les mots dans le crâne et annonce un lynchage en règle de la concurrence. Le reste ? La politique ? La conscience sociale ? Kalash Criminel s'en moque, conscient que si une révolution s'annonce, celle-ci sera avant tout musicale, avec la drill et ses hymnes combatifs en bande-son.
Zuukou Mayzie & Freeze Corleone au panthéon de la pop culture
Les deux gars du collectif 667 n’ont pas attendu la hype autour de la drill pour s’y intéresser. Historiquement, on pourrait même dire que Freeze Corleone est celui par qui ce genre musical s’est démocratisé en France - « Welcome To The Party », nommé ainsi en hommage au tube de Pop Smoke, en atteste avec force. Surtout, le rappeur incarne sans doute mieux qu’aucun autre ce qu’est la drill : l’excroissance violente d’une génération qui a exploré Internet jusque dans ses tréfonds et en retient aujourd’hui une culture hybride, de celles que l’on transmet via une écriture aussi codée que cryptique.
En cela, « Qui-Gon Jinn » fait figure d’exemple : on y parle de codéine, de religion, d’arts martiaux chinois et de pop culture (« Star Wars », « Seigneur des Anneaux », « Stargate »), sans que cela soit perceptible à la première écoute. À la deuxième ou troisième écoute non plus, mais la production, tout en énergie et textures cinématographiques, se charge de séduire l’oreille.
L’esprit de gang de Lyonzon
Une vingtaine de gars en bas d'une tour, des regards face caméra, des mouvements du bassin qui viennent illustrer des propos iniques : le schéma est classique, mais il est sublimé chez les gars de Lyonzon par une volonté de puissance sans faille et une diction ralentie par une consommation élevée de THC. « J'réfléchis mieux quand j'fume la dope », confesse Kpri, l'un des nombreux rappeurs de ce collectif à géométrie variable, proche du 667 et aujourd'hui signé sur le label de Kore (AWA).
Une juste récompense pour ces lyonnais biberonnés à la drill d’OFB et Pop Smoke, qui ont pris le temps d’aller s’imprégner de l’atmosphère londonienne et de visiter des studios locaux pour formuler au mieux cette esthétique très brute, inédite en France mais parfaitement en phase avec cet esprit de gang très présent en Angleterre.
CZ8 avance groupé
Peu d’informations circulent sur CZ8, et c’est sans doute pour le mieux. Cela permet à ces rappeurs d’entretenir le mystère autour de leur identité. Les visages sont masqués, les mains sont planquées dans des gants comme pour ne pas laisser d’empreintes, et le vocabulaire employé pourrait être celui de n’importe quel autre drilleur. C’est là la force de cette musique : dévoiler des textes interchangeables, qui résultent moins d’une obsession personnelle que d’une création collective censée prendre tout son sens lorsqu’elle est partagée entre initiés.
En Angleterre, cet entre soi est particulièrement perceptible. C’est désormais le cas en France également avec des collectifs comme CZ8 qui ne réinventent pas le genre, s’approprient davantage les beats londoniens plus qu’ils ne les maltraitent, mais parviennent malgré tout à amener une touche singulière avec des productions minimalistes, dépouillées du superflu.
Negrito, la touche 100% française
En interview, Negrito déclare écouter de la drill depuis 2016. Il faut toutefois attendre début 2020 pour que le rappeur français creuse plus profondément le sujet, quitte à piocher certaines de ses premières productions directement sur YouTube. Impossible pour autant de limiter Negrito à une simple traduction en VF des codes anglo-saxons. Parce qu’il cherche visiblement à s’entourer des meilleurs producteurs – Chris Motems, notamment. Et parce qu’on sent chez lui la volonté de se démarquer d’une esthétique trop référencée à Londres.
Ainsi de « La Purge 3 », dont le flow paraît moins saccadé et plus énergique que ce proposent les rappeurs outre-Manche. Avec, toujours, ces références franco-françaises, qui ancrent son propos dans un territoire : « Il a pas dit bonjour, donc il s’est fait niquer sa mère ». Vald appréciera !
Masqué, Ashe 22 prône le retour de la street cred'
À l’écoute de « Bracelet », on sent chez le membre de Lyonzon un besoin de rester vrai. Florilège : « tous ces rappeurs sont des fake » ; « ils n’ont pas le quart de mon passé » ou encore « c’est dans la rue que j’ai obtenu mes mentions ». Mais qu’il ait fait de la prison, détaillé de la pure ou appris à courir en échappant aux flics n’a finalement pas d’importance face au degré de criminalité qui se dégage du propos.
Une incarnation du discours qui doit beaucoup à l’interprétation, à ce ton sévère, à ces rimes remplies d’allitération, mais également à cette production hypnotique, presque menaçante par instant. Sans doute une astuce censée justifier ce qui pousse Ashe 22, à l’instar de ses voisins anglais, à avancer dans le game le visage masqué.
1PLIKÉ kicke à toute vitesse sur un beat 2-step
Après s’être révélé en fin d’année dernière à travers une série de freestyles balancés sur YouTube, le rappeur du 92 a décidé de dévoiler de véritables morceaux, plus travaillés, plus aboutis, mais tout aussi bruts et référencés. « Mapessa », par exemple, c’est un peu comme si Koba LaD posait des rimes techniques sur une de ces boucles hypnotiques dont des artistes anglais comme 67 et 808Melo ont le secret.
Pour un résultat arrogant, où 1PLIKÉ140 fait sauter les verrous et ramène la drill à ce qu’elle est : un genre musical tout à l’égo, dont les rappeurs donnent parfois l’impression de se servir pour écouler leur dope (« Bâtard, t’as 24 heures pour payer ») et tendre le majeur aux forces de l’ordre. Sans oublier le style : il y a déjà ce pseudo, aussi énigmatique que celui des fers de lance du mouvement en Angleterre (67, 294 ou Moscow17), mais il y a aussi ce beat, qui rappelle que la drill actuelle n'est finalement que l’énième rejeton de l'underground anglais (grime, jungle, 2-step).
Ziak rappe à couteaux tirés
Les chiffres ne mentent jamais. En 2018, avec 14 680 attaques au couteau, soit une hausse de 21,8% sur un an, Londres est une ville sous tension, où les drilleurs se réapproprient volontiers ces excès de violence dans leurs clips et leurs textes. Certains y voient une façon de magnifier les armes, la drogue et l’existence des gangs. D’autres, préfèrent considérer toutes ces œuvres comme le reflet d’une réalité, ou simplement l’espace créatif de jeunes hommes à la recherche d’une certaine imagerie, très stylisée, dont les codes sont facilement déclinables.
À l’image du clip de « Raspoutine » de Ziak, où le masque et ces dizaines de couteaux qui flottent dans l’air sont moins des injonctions à la violence que des astuces cinématographiques censés définir ce qui est en train de se jouer : un rap noirci par la vie, à peine contrebalancer par quelques phrases fortes (« Comment sauver mon âme ? Le démon dans le miroir est plus beau que oim ») et cette production en contretemps.
Diddi Trix invente le concept de la drill alternative
À ceux qui se demandent à quoi pourrait bien ressembler un morceau de Teki Latex si ce dernier reprenait le rap après avoir été confronté aux productions nerveuses de la drill UK, l’époque livre une réponse : « Toujours » de Diddi Trix, qui partage avec l’ex-TTC plusieurs points communs. Cette vois haut perchée, cette fascination pour les courbes de la gent féminine et cette passion pour les ambiances club – des similitudes bien évidemment involontaires venant d’un rappeur qui n’était même pas né à l’époque des premiers morceaux de Teki Latex.
N’empêche que sa proposition est audacieuse, et intelligemment mise en son par un trio de producteurs parfaitement au courant des tendances actuelles : NASKID, Aurélien Mazin et Kore, dont le beat saccadé et sautillant, finalement proche de ce que pourrait agencer les Neptunes en 2020, vient mettre en relief le flow de Diddi Trix, impressionnant dans sa façon de se jouer des syllabes et de varier les octaves.