À l'occasion des 20 ans de "Flat Beat", Quentin Dupieux, AKA Mr Oizo, retrace l'histoire du titre.
© Quentin Dupieux
Musique

L'histoire de "Flat Beat", racontée par Mr Oizo

Comment une simple boucle destinée à une publicité est-elle devenue un tube mondial ? À l'occasion des 20 ans du morceau, Quentin Dupieux, AKA Mr Oizo, retrace l'histoire de son plus grand succès.
Écrit par Chal Ravens
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Il n'y a pas si longtemps, chaque famille se réunissait le soir venu autour d'un unique écran pour satisfaire son besoin quotidien de divertissement. Cette année-là, en 1999, le plus gros tube de musique électronique était un jingle tiré d'un spot publicitaire. Dans la lutte acharnée qui l'opposait à « Mambo No 5' » de Lou Bega et à « Blue (Da Ba Dee) » d'Eiffel 65, ce fut finalement « Flat Beat » de Mr. Oizo qui sortit vainqueur et resta dans toutes les mémoires. Vos parents le connaissaient, vos camarades de classe le sifflotaient, et il y a forcément quelqu'un dans votre ville qui possédait un Flat Eric, la marionnette jaune en peluche « vue dans la pub Levi's », devenu l'avatar le plus célèbre de l'année 1999. Aussi dérangé qu'un générique de programme pour enfants, mais suffisamment puissant pour infiltrer les clubs, « Flat Beat » semble aujourd'hui à la fois avant-gardiste et anachronique pour l'époque. La « stupide boucle » bricolée avec rien et imaginée par un apprenti musicien de 24 ans prénommé Quentin Dupieux allait pourtant frapper fort et influencer toute une génération de producteurs de musiques électroniques.
« Flat Beat » fut l'une des premières incursions de Quentin Dupieux dans la musique électronique, une simple boucle composée en quelques heures dans la maison de ses parents en banlieue parisienne. « Je n'étais pas un mec de la techno » se souvient Dupieux, qui commençait à cette époque à enregistrer des beats downtempo inspirés par le Wu-Tang Clan et les Beastie Boys. « Je n'étais pas au fait de la technologie et je ne savais pas non plus comment cette musique était produite, j'essayais juste d'en faire, c'est tout. Je crois que c'est ça qui est intéressant avec Flat Beat – c'est le résultat de quelqu'un qui essayait de faire de la dance music. »
À cette période, Dupieux qui n'est pas encore tout à fait musicien, ni tout à fait réalisateur, teste des bande-sons possibles pour son nouveau projet, chez lui. C'est là qu'une grosse commande tombe, commissionnée par Levi's. L'agence de publicité BBH vient de tomber sur un clip de Dupieux, celui qui accompagne son deuxième single, « M-Seq », un road-movie rural montrant un beau gosse au volant accompagné d'une étrange marionnette jaune sur le siège passager. BBH ont réussi à persuader Levi's que cet étrange couple doit être le nouveau visage de la gamme Sta-Prest de la marque. Trois spots télé sont donc commandés – un tournant pour la carrière du jeune réal.
Dupieux accepte, transfère la version initiale de « Flat Beat » – une boucle basique et lancinante – sur son Dictaphone puis s'envole vers Los Angeles pour un tournage de trois jours. Il en résultera trois spots, avec le casting de « M-Seq »: un conducteur hirsute (l'ami de Dupieux, Philippe Petit) et sa marionnette, bien éloignée de sa version précédente qui lorgnait vers Casimir. Sur le plateau, Dupieux s'amuse et teste son nouveau morceau en augmentant le son du dictaphone tout en contrôlant Eric, faisant bouger sa tête sur le beat. « Tout le monde a flippé » se rappelle t-il, « genre 'Wouah – gardons cette musique !' Alors que ce n'était pas du tout prévu. »
Les publicités cartonnent dès leur diffusion en janvier 1999 ; et « Flat Beat » poursuit sa propre route. « [Levi’s] ont diffusé les spots sur MTV sans mettre leur logo à la fin, ce qui était très malin » raconte Dupieux. En quelques semaines, des versions pirates du morceau commencent à apparaître. « C'était juste une boucle débile faite en deux heures, avec un beat et une ligne de basse, et les gens la samplaient à partir de leur télé, dans une qualité vraiment pourrie, pour la jouer dans les clubs. C'est taré quand on y pense. »
Face à l'excitation du public, il est rapidement question de sortir officiellement « Flat Beat », alors Dupieux retourne à nouveau dans sa chambre et passe quelques heures supplémentaires pour allonger la durée du morceau et nettoyer le mix. Avec pour seuls outils un sampler AKAI SS1000, un PC basique équipé d'une démo du logiciel audio Cakewalk, une table de mixage bon marché. Sans oublier l'« instrument magique » utilisé durant ce processus rudimentaire, un objet qui reste encore aujourd'hui un élément clé de la touche Oizo : le synthétiseur MS-20 de Korg.
Ce Korg appartenait à son ami Jackson Fourgeaud, qui signera plus tard chez Warp sous le nom Jackson and his Computer Band. « Jackson avait 16 ans et faisait déjà de la techno hardcore vraiment cool » raconte Dupieux. « Puis il en a eu marre et a voulu changer de style de musique, alors il m'a vendu son Korg MS-20 parce qu'il en avait tiré tout ce qu'il voulait. Quand j'ai commencé à jouer sur ce clavier, c'est là que j'ai réalisé que la musique n'était plus un simple passe-temps. J'avais toujours rêvé de faire des sons comme ça. » Il ne manquait plus que la touche finale, un kick de Roland TR-606 : « Peut-être le plus faible de toute l'industrie » ricane t-il. « Quand je joue en club, la différence entre le kick de « Flat Beat » et ceux des morceaux récents est absurde – mais c'est en partie ce qui fait le charme du titre. C'était très bricolé. Il n'a jamais bénéficié d'un mixage digne de ce nom ! »
Armé de sa version rallongée et (légèrement) polie de « Flat Beat », Dupieux propose alors le titre à la plupart des grands labels parisiens. Qui refusent tous. La publicité leur plaisait oui, mais selon eux, « Flat Beat » ce n'était « pas de la musique ». Coup de bol, le père de Quentin a un ami qui peut lui filer un coup de main. Un ami qui n'est autre que Laurent Garnier, que Dupieux connaissait depuis plusieurs années, depuis ce jour où le patron du label F Communications avait acheté une voiture à son père, qui tenait un garage dans sa rue.
« Ils étaient voisins. Tous les jours ils prenaient un café ensemble » explique Dupieux. « Je suis allé chez lui, il m'a fait écouter quelques morceaux, puis je suis allé le voir au Rex Club à Paris. J'étais avec lui dans la cabine du DJ, à regarder ce qu'il faisait, tout en écoutant la musique. Je ne connaissais rien, aucun titre. Mais quand j'ai donné mes premières démos à Laurent, il a fait un truc taré. Il a joué une de mes démos sur un lecteur CD cheap en plein set, en side-by-side avec des classiques house sur vinyle – woah ! Ça m'a complètement scotché et c'est comme ça que je suis tombé dans la dance music. »
« Flat Beat » sort finalement sur F Communications le 22 mars 1999. « Boum. On l'a sorti et ça a explosé direct. On en a vendu trois millions. » raconte Dupieux. Le single devient n°1 au Royaume-Uni, suivi de près par l'Allemagne, la Norvège, la Belgique, l'Autriche et l'Italie. « Je me souviens que j'allais souvent dans des HMV vu que je passais beaucoup de temps en Angleterre pour la promo, et je voyais des gens qui achetaient la cassette, le CD, le vinyle – certains kids achetaient les 3 formats d'un coup. Je me doutais qu'il se passait quelque chose. »
La muse jaune de Dupieux fut évidemment un élément crucial pour le succès du single. La première personnification de Flat Eric – une simple tête ébouriffé, sans corps – avait été dégotée aux Puces, pour quelques francs. « Elle était très vieille, la couleur avait terni, elle sentait la fripe, mais je suis tombé amoureux de cette chose. Je jouais tout le temps avec. C'était comme une sorte de gant... Comme ces gants que tu enfiles pour laver les bébés, tu vois ? »
Pour « M-Seq », Dupieux avait chargé un ami de coudre un corps en peluche sous la créature, puis l'avait appelé Stéphane. Quand Levi's a voulu réutiliser son personnage, Dupieux a tenté de trouver qui possédait les droits de ce gant-marionnette. Sans succès, son équipe et lui optèrent alors pour un relooking subtil avec l'aide des experts en effets spéciaux de chez Jim Henson's Creature Shop. Le brief destiné aux petites mains était simple – jaune, fourré, pas trop similaire à la marionnette originale – mais l'info la plus importante devait manquer à l'appel lors de la confection du premier prototype. « La personne en charge du projet pensait qu'on voulait une marionnette à taille humaine. Lors du rendez-vous où elle devait présenter le premier prototype, elle nous a sorti une marionnette de la taille d'un enfant de 10 ans ! C'était super flippant » rigole t-il. « Donc on a recommencé, et lentement, Flat Eric est devenu celui que vous connaissez aujourd'hui. »
Quentin Dupieux aka "Mr. Oizo: et Flat Eric sur le tournage des publicités Levi's en 1998.

Mr. Oizo et Flat Eric sur le tournage des publicités Levi's, 1998

© Philippe Petit

L'attrait pour Flat Eric, comme pour « Flat Beat », est évident, enfantin et en même temps troublant : il est à la fois cette marionnette inoffensive qui se fait couper les cheveux et cette peluche fugitive qui trompe la police. Dupieux poursuit : « Il y a quelque chose d'intéressant dans le fait que Flat Eric ne parle pas. Il regarde les choses, parfois un son s'échappe de sa bouche, mais la majeure partie du temps, tu n'entends rien. Un peu comme un chien, qui observe sagement et réagit par moments. » Un être uniquement capable d'articuler ses sentiments au son strident du Korg MS-20, ce qui convenait très bien au mutisme d'Eric : « Ce son, un peu gastrique, voire plastique, allié à une marionnette jaune fourrée... la combinaison du son et de l'image était parfaite. »
Malgré leur investissement, Levi's cède finalement les droits de la marionnette à Dupieux – un bonus non négligeable alors que le marché des objets estampillés Flat Eric est en pleine expansion. Mais Dupieux est déjà passé à autre chose. Le milieu de la musique réclame une nouvelle vidéo, alors il emmène Eric sur un dernier tournage, dans un appartement cossu près du Château de Versailles, lui octroie un job de bureau et une pile de saucisses de Francfort à mâchouiller. « Vous ne pouvez pas le voir » note Dupieux, « mais même la manière dont ça a été filmé et édité en dit long sur mon ennui. C'était une vidéo marrante, tout le monde l'a adoré, mais quand je la regarde aujourd'hui, je revois à quel point je m'emmerdais. »
Après ça, Flat Eric rejoint le placard. Plus tard en 1999, Dupieux sort « Analog Worms Attack », toujours sur F Communications, un « album follement saturé » de beats analogiques gazouillant avec « Flat Beat » plaqué en guise de bonus track. Et puis une fois l'hystérie évaporée, Dupieux analyse ce succès fulgurant, et se retrouve désarçonné. « J'ai un peu perdu l'inspiration » se remémore t-il, « parce que le succès était trop gros, et peut-être pas mérité, dans un sens. Je n'étais pas triste, ni troublé, ni déprimé... mais durant deux, trois, voire quatre ans, ça a été difficile de trouvé de nouvelles inspirations. »
Au milieu des années 2000, le découragement de Dupieux est déjà loin. Ed Banger Records, le label de Pedro Winter qui héberge Justice, SebastiAn et DJ Mehdi, et qui met un point d'honneur à former un nouveau mélange de hip-hop, de house et d'electro, colle parfaitement au style de Dupieux. La signature de Mr. Oizo est presque naturelle. L'agression électronique de 2008 intitulée « Positif » qui constitue le troisième EP de Oizo pour Ed Banger n'est d'ailleurs pas si éloigné de « Flat Beat », avec ses lignes basse effervescentes et sa batterie qui bégaie. Sauf que cette fois, le morceau s'inscrit dans une esthétique existante qui se diffuse mondialement. Le style de production cartoonesque de Dupieux va même influencer la montée de l'EDM aux États-Unis, Skrillex n'hésitant pas à plagier allègrement Oizo. Pour preuve, les deux collaboreront plus tard sur « End of the World » (en 2016). Parallèlement, « Flat Beat » est resté un pilier pour les DJ de tous bords, que ce soit les 2ManyDJs le jouant au ralenti sur leur soundsystem audiophile ou la superstar de l'EDM Hardwell qui en livre une reprise pour les stades.
On imagine mal comment une telle saga comme celle de « Flat Beat » pourrait exister en 2019. La portée de la pub télé n'est plus ce qu'elle était ; et les pistes instrumentales font des apparitions de plus en plus rares dans les charts. Pourtant, Flat Eric est toujours là, tapi dans un coin ; Dupieux l'a ressuscité en 2010 dans son clip « Where’s The Money George? » où il partage la vedette avec Pharrell Williams, et également dans son court-métrage de 2015, « Being Flat ». Dupieux prévoit de célébrer cette année les 20 ans de « Flat Beat » avec un nouvel EP en hommage à son classique, accompagné pour la première fois d'une figurine Flat Eric. Il y a 20 ans, il n'aurait jamais cru que « sa boucle débile » exploserait de cette façon, et qu'elle serait une source inspiration à ce que qu'allait devenir la dance music des années 2000 . Un peu comme tout ce qui touche à son univers artistique, « c'était un heureux accident » sourit Dupieux.