Décryptage de « L’Étrange histoire de Mr.Anderson » à travers ses personnages et ses symboles.
© Jean Paul Lehfeld
Musique

Laylow, une histoire pas si étrange

« L’Étrange histoire de Mr.Anderson » de Laylow est une histoire de symboles et de personnages mystiques. Un conte moderne où le héros suit toutes les étapes classiques du récit pour devenir lui-même.
Écrit par Florian Perraudin-Houssard
Temps de lecture estimé : 12 minutesPublié le
Pensée comme un film, « L’Étrange histoire de Mr. Anderson » met en scène un héros qui s’arrache à son quotidien médiocre pour vivre ses rêves, en invitant toute sa génération à prendre le même chemin. Bizarre à première vue, cette histoire inspirée par les plus grandes références du cinéma, a en vérité tout d’universel : du voyage de son héros à sa structure en plusieurs actes, jusqu’à ses personnages fantastiques qui renforcent le caractère fictionnel.
L’album et le court-métrage content tous deux une version différente de la même histoire. Une fable atemporelle qui prône la créativité comme moyen de s’extraire de sa condition et traite de grands sujets de société : violences conjugales et policières ou encore racisme. Décryptage de ce chef d’œuvre à travers les personnages qui le composent, qu’ils soient sur le disque ou à l’écran.

La mère

Jamais montrée, la mère est incarnée par une voix. Un timbre sec et rauque qui donne le bâton et encourage à la fois. Pleine d’affection pour son fils, elle souligne néanmoins les frasques du garçon qui ne lui ramène que des problèmes. Lui comprend que son attitude la fait souffrir et culpabilise, sans réussir à changer son naturel sulfureux. Une relation complexe qui pèse sur l’esprit d’un fils sur le point d’emprunter une route pleine de dangers. Tandis que Laylow quitte son domicile avec les encouragements maternels dans l’album, il se fait mettre à la porte sous des insultes dans le court-métrage. Et c’est là que l’histoire débute : lorsque Jey fuit le confort de sa maison pour s’aventurer dans le monde. Une maison curieuse et difforme, tout droit sortie de « L’Étrange Noël de Monsieur Jack », le classique de Tim Burton. Inquiète, sa mère prend de ses nouvelles en lui laissant plus tard un message sur son répondeur. Guère le temps de répondre. Notre héros est déjà lancé à la poursuite de lui-même.

Mr. Anderson

Alter ego du héros, Mr. Anderson est la version fantasmée de lui-même que Jey est voué à devenir. Un double créé afin de se protéger des autres qui le moquaient et le haïssaient pour son originalité. Sa facette la plus créative a été si longtemps enfermée dans une cage que son visage s’est mortifié. C’est de lui que vient le talent inné que Laylow a développé depuis son plus jeune âge. Il le dévoile tout de suite : son histoire est celle d’une libération, d’une prophétie qui ne demande qu’à se réaliser. Élu avec un destin hors norme, le héros rappelle bien sûr le personnage de Néo, dont le nom civil dans « Matrix » n’est autre que Thomas Anderson. Comme lui, Jey va devoir affronter bien des obstacles pour contrôler son esprit et se révéler. Dans cette quête, Mr. Anderson joue le rôle de mentor. Il est celui qui guide Laylow, lui joue des tours dans sa tête et intervient dans ses rêves, jusqu’à la prise de conscience.
Alter ego du héros, Mr. Anderson est la version fantasmée de lui-même que Jey est voué à devenir.

Mr. Anderson

© Jean Paul Lehfeld

Prestige

D’allure antipathique, le concessionnaire Prestige est le gardien du seuil, ce moment du récit où le héros bascule dans l’aventure. Lorsque Jey se présente à lui afin de lui louer une voiture d’exception, il lui pose la question fatidique : « Es-tu à la hauteur ? » Car même s’il possède le véhicule adéquat, il met l’artiste en garde : seul un homme au cœur pur est capable de dompter cette bête féroce. L’homme au cœur pur, c’est celui qui est honnête avec lui-même, prêt à affronter sa propre vérité. Emblème de Laylow, la Lamborghini symbolise la vie de rêve après laquelle il court. Jaune, comme sur la pochette de son projet « Mercy », la voiture fait référence à une phrase de Kanye West dans « Dark Fantasy » : « Mercy, mercy me, that Murcielago », ainsi qu’au titre « Mercy », en featuring avec Big Sean, Pusha-T et 2 Chainz. Ultime clin d’œil à Kanye West : la Lamborghini Murcielago de Jey fait un tonneau pour éviter un cerf sur la route, comme la voiture qui se crashe dans le clip de « Runaway ».
Dans « L’Étrange histoire de Mr. Anderson » de Laylow, le concessionnaire Prestige est le gardien du seuil, ce moment du récit où le héros bascule dans l’aventure.

Le concessionnaire Prestige

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Emblème de Laylow, la Lamborghini symbolise la vie de rêve après laquelle il court.

La Lamborghini

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Les corbeaux

Présages de mort ou compagnons d’infortune, les corbeaux parcourent l’album et le court-métrage. Lorsqu’ils tournoient dans le ciel à la manière de vautours, on croit lire dans leur vol la fin tragique qui attend Laylow s’il échoue. Une épée de Damoclès prête à s’abattre sur lui à la moindre erreur. La quête du héros n’est pas sans risque et ces oiseaux de mauvais augure se chargent de le rappeler. Inspirés par Hitchcock, ces volatiles aux plumes noires sont les stars du film « Les Oiseaux » mais font aussi un clin d’œil à « Psychose », dans lequel des oiseaux naturalisés personnifient le caractère du prédateur Norman Bates et de sa proie Marion Crane. Ici, on trouve ce même jeu de double personnalité puisque ces corbeaux à la silhouette funeste sont en même temps la seule compagnie de Mr. Anderson. À la fois ses yeux et ses messagers, veilleraient-ils sur Jey jusqu’à ce qu’il atteigne son but ?
Corbeau

Corbeau

© Jean Paul Lehfeld

Le videur

Théâtre de nombreux titres de Laylow, le monde de la nuit occupe une place importante dans l’univers de l’artiste depuis ses débuts. Alors que ses amis se font mettre à la porte d’un club dans le bien nommé « Ça va pas être possible », Jey s’interpose entre eux et le videur avant de quitter les lieux et d’éviter que la situation ne dégénère. S’il accepte son sort, le héros ne ravale pas sa fierté pour autant. Touché dans son orgueil, il prévient le videur : un jour, ses sons passeront dans l’établissement. Incrédule et amusé, le videur lui rit au nez. La scène est emblématique des obstacles que Laylow a eu à traverser pour rencontrer le succès : un star system qui n’a pas voulu de lui au départ car trop en avance sur son temps. Les mots n’ont pas été prononcés dans le vent puisque l’artiste a depuis réalisé sa vision, grâce à une éthique de travail rigoureuse et à une créativité sans limite, qui l’ont mené jusqu’à remplir l’Accor Arena, pour deux dates, en moins d’une journée.

L’infirmière

« Docteur, (...) il y a encore un type qui a essayé de se suicider. » La voix désinvolte de l’infirmière et son dialogue frivole avec le médecin à la fin de « Spécial » rappelle les relations amoureuses de Jey. Des amours toxiques où deux êtres brisés s’aiment et se font du mal, ne trouvant que tristesse et désillusion. Un thème cher à l’artiste et qui traversait déjà l’album « Trinity ». Les femmes, que Laylow semble percevoir comme nocives et évanescentes, y sont incarnées par un logiciel de stimulation émotionnelle, semblable à Joy dans « Blade Runner 2049 ». L’infirmière n’en a manifestement rien à faire que son patient meure. Alors qu’elle finit sa phrase, des rires retentissent. Ils sonnent comme les rires truqués d’une sitcom où le public est sommé d’applaudir lorsqu’une lumière s’allume sur le plateau. « Le Truman Show », où Jim Carrey campe le héros d’une télé-réalité à l’échelle de sa vie, n’est pas loin.

La sorcière et son chiot

Mystique, la sorcière apparaît pour la première fois à grand renfort de violons lorsque de Jey traverse le carrefour des miracles. Entourée de sa cour, l’excentrique femme dotée de pouvoirs s’approche de la voiture du héros. Plutôt que de lui demander de l’argent, comme il s’y attend, elle lui demande une cigarette. Son geste, soit dit au passage, est le même que celui du sans-abri du titre « De Bâtard » à qui Laylow offre une gorgée de whisky. Sûre que le héros peut changer le monde, la sorcière troque quelques cigarettes contre de précieux conseils et lui indique qu’il la trouvera dans la cabane. La nouvelle alliée du héros lui confie un chiot qui devient son compagnon. La suite est attendue : c’est l’animal qui guide notre héros jusqu’à la forêt perdue pour retrouver la cabane. Lorsque Jey arrive à un embranchement, ce sont les aboiements du chien qui lui indiquent le sentier sombre et tortueux qui mène à la lisière de ce paysage énigmatique.
Dans « L’Étrange histoire de Mr. Anderson » de Laylow, la sorcière apparaît pour la première fois à grand renfort de violons lorsque de Jey traverse le carrefour des miracles.

La sorcière

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Le chiot confié par la sorcière devient le compagnon de Laylow et le guide jusqu’à la forêt perdue pour retrouver la cabane.

Le chiot

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La forêt perdue

Alors qu’il conduit sur la route escarpée qui sillonne la forêt perdue, Jey voit un cerf surgir en face de lui. Surpris, il fait un écart pour l’éviter. Sa voiture se retourne et le héros, blessé comme sur la pochette de « .Raw », se retrouve sans réseau au milieu de nulle part. Son instinct le pousse entre les arbres, dans les méandres de la sinistre forêt. Cet environnement inconnu et hostile est une allégorie du monde de la musique dans lequel Laylow a dû apprendre à naviguer pour se trouver lui-même. Son parcours dans le rap est ce qui lui a permis de devenir l’homme qu’il est aujourd’hui. Ici, la rencontre avec lui-même a lieu dans une cabane, celle où Jey et Mr. Anderson jouaient lorsqu’ils étaient petits. Un jeu auquel Mr. Anderson, l’alter égo que Jey a développé alors qu’il était encore enfant, perdait systématiquement. Il s’agit donc bien de ça, pour le héros : retrouver son âme d’enfant et prendre une revanche sur la vie.

Les deux amis

Anges ou démons ? Omniprésents sur l’album, les deux amis de Laylow l’accompagnent pour le meilleur et pour le pire. Bien que fidèles, ses acolytes l’incitent à céder à tous ses vices. Alcool, lorsqu’ils optent pour deux bouteilles au lieu d’une à la supérette tenue par Mr. Anderson. Luxure, quand ils encouragent Laylow à se focaliser sur les filles qu’il croise en soirée plutôt que sur sa musique. Violence, lorsqu’ils se mettent à trois pour frapper un type en soirée. Paresse, enfin, quand ils refusent d’intervenir entre la voisine et son conjoint qui la roue de coups. S’ils semblent à première vue bons amis, les échanges se crispent lorsque l’un d’eux tombe le masque et dévoile à Jey qu’il ne croit pas en sa musique dans « Tu comprends maintenant ? ». Exaspéré, le héros quitte la pièce. L’instant précis où il claque la porte est une métaphore des sacrifices que l’artiste a dû faire pour réussir. Laisser la médiocrité et l’hypocrisie derrière lui pour s’élever à force de travail.
Laylow

Laylow

© Jean Paul Lehfeld

Les policiers

S’il y a bien un passage où l’amitié entre Jey et ses compères est mise à rude épreuve, c’est sur « Lost Forest », lorsqu’ils se font embarquer par des policiers corrompus. Montés les uns contre les autres par ces agents véreux, les trois amis se retrouvent forcés de se battre dans un combat à mort. Une arme est jetée dans le cercle et la vérité éclate au grand jour : c’est chacun pour soi. D’abord très réaliste, ce jeu macabre s’avère être le fruit de l’imagination de Mr. Anderson qui tente d’alerter Jey sur la loyauté toute relative de ses amis. Les ennemis, quant à eux, semblent tout désignés. Laylow voue à la police une animosité qu’il n’a jamais cachée. Les titres sur lesquels Jey prend pour cible les hommes en bleu ne se comptent plus et il ne rate pas une occasion de pointer du doigt les violences policières. Un thème partagé avec le cinéma français qui, de « La Haine » à « Les Misérables », dénonce régulièrement les agissements des forces de l’ordre.

La serveuse

Le dernier acte de l’histoire fait office de morale. Attablés à un bar, Jey et Mr. Anderson discutent avec une serveuse qui leur confie ses regrets. Tandis que Laylow est devenu l’artiste qu’il a jadis rêvé d’être, la jeune femme a laissé sa passion pour le dessin mourir. Voilà ce qu’elle incarne : les regrets que l’on justifie par les aléas de la vie, comme le besoin d’argent, le travail ou la vie de famille. Mr. Anderson est lucide et comprend qu’il suffit de pas grand-chose pour que l’on abandonne. Croire en ses rêves, accepter sa différence et ne laisser personne dicter sa conduite, c’est bien la morale de ce projet. Un leitmotiv qui rappelle « L’Étrange histoire de Benjamin Button », film de David Fincher dans lequel Brad Pitt joue un homme dont le cours de la vie est inversé. Alors que sa vie se déroule à l’envers, Benjamin Button n’a pas l’impression d’être si différent des autres, dans le sens où il cherche sa voie comme n’importe qui et trace son chemin vers une vie extraordinaire.

L’aigle

Lorsque Jey accepte de laisser Mr. Anderson prendre le volant juste après leur repas, celui-ci disparaît alors que Laylow lui jette les clés. Un moment symbolique qui indique que l’artiste a laissé sa part d’enfance et de créativité prendre les rênes et qu’il n’a plus besoin de conseils. Il est désormais capable de se conduire lui-même, d’être sa propre boussole. Puisque la main qui ramasse les clés est gantée, on ne sait pas qui de Laylow ou de Mr. Anderson s’en empare. Les deux personnages semblent avoir fusionné pour ne faire plus qu’un. Détail qui saute aux yeux : dans le ciel, un aigle a remplacé les corbeaux. Cet aigle à l’allure majestueuse n’apparaît qu’à la fin du court-métrage pour signifier une transformation. L’adolescent qui a quitté le domicile de sa mère il y a bien longtemps est devenu un homme. L’ombre a laissé place à la lumière. Jey est devenu Laylow.