Un bref coup d’œil sur Genius suffit à se rendre compte de l’importance accordée à l’expression « Le savoir est une arme » au sein du rap hexagonal. Près de 130 références y sont répertoriées. Si la liste est bien évidemment non exhaustive, toutes ces occurrences soulignent la volonté des rappeurs et des rappeuses à transmettre un savoir à partir de leur art, de leur discours. La preuve par dix avec les différents exemples analysés ci-dessous, décortiqués avec l’aide de Bettina Ghio, linguiste et auteure du livre « Sans faute de frappe ». Docteure en littérature, cette dernière en profite pour rappeler en préambule que « Le savoir est une arme » est une « expression qui n’a pas vraiment d’origine. Elle n’a pas été prononcée par un philosophe, un littéraire ou un homme politique. Elle fait simplement partie de la culture populaire occidentale, dans le sens où on la trouve également dans sa version anglaise ou espagnole. Ce n’est pas une expression savante, mais une expression qui définit ce que l’on souhaite transmettre avec le rap ». À savoir, un propos que l’on envisage comme l’outil d’une libération de la pensée, voire une véritable arme politique dans le cas des textes sociaux, engagés et opposés à un système dominant.
Ministère A.M.E.R. - « Le savoir » (1992)
« Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende ! », dit le dicton. À défaut de savoir à quand remonte la première utilisation de l’expression « Le savoir est une arme » au sein du rap français, on peut légitiment supposer que celle-ci est l’œuvre du Ministère A.M.E.R., en 1992. Avec un constat très simple : « Le savoir est une arme, maintenant je sais », clament Stomy Bugsy et Passi dans le refrain. Ici, ni effets de styles ni allégories bien troussées ni jeux de mots ou métaphores, simplement une idée concise, formulée le plus précisément possible. « Lorsqu’elle est utilisée de cette façon, cette expression vient confirmer ce que recherchent les rappeurs à travers elle, précise Bettina Ghio. D’une part, la volonté de s’affirmer dans un système au sein duquel ils sont traditionnellement rejetés. D’autre part, rappeler que le rap n’est pas une musique illégitime, qu’elle a quelque chose d’intéressant à apporter, contrairement à ce qu’a longtemps supposé l’opinion public ».
La Boussole - « Le savoir est une arme » (2004)
Il suffit de poser une oreille attentive à la discographie de Médine pour comprendre que le Havrais a toujours eu pour ambition de faire de son rap « une passerelle vers les grandes écoles ». Cette ambition prend encore plus de sens à l’écoute du troisième disque de son ancienne formation, La Boussole, judicieusement nommé « Le savoir est une arme ». Dès lors, un constat s’impose : cette expression est moins une facilité d’écriture qu’une véritable obsession thématique chez Médine, qui, en plus d’avoir floqué cette expression sur des t-shirts, se montre capable de l’utiliser à toutes les sauces. Et selon des métaphores particulièrement bien maîtrisées : ici, il est notamment question de « cerveaux qu’on dégoupille », de « savoir enrayé » ou de mots semblables à des « balles ». Comme quoi, l’ambition de Médine n’est pas simplement de flinguer à tout-va, d’annoncer le supplice qu’il ferait subir à ses ennemis, mais bien de défourailler de la connaissance.
« La question du savoir est vraiment très importante chez Médine, atteste Bettina Ghio. Depuis ses débuts, on sent que son rap est lié à ça, à une volonté de transmettre et de palier les défaillances du système dans l’accès au savoir. »
Kaaris - « Qu’est-ce qui nous arrive ? » (2007)
En 2016, Kaaris a beau faire le malin sur « Jack Uzi » et prétendre que si le savoir est une arme, lui préfère ouvrir « le feu mais pas leurs livres », il convient de rappeler que neuf ans plus tôt, le Sevranais se montrait particulièrement lettré et inspiré au moment d’offrir une énième version à cette expression populaire. « Ça philosophe qu’le savoir est une arme, pour s’rendre compte / Qu’le n*g*e est trop n*g*e pour avoir une âme, tu t’rends compte ». Ici, ce n’est pas tant la référence à Montesquieu qui impressionne (« On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir ») que la construction de sa phrase, qui condense en quelques mots de la dérision, de l’ironie, des propos acerbes et diverses figures stylistiques. À l’image de cette paronomase (« arme/âme ») et de l’accentuation rythmique provoquée par la répétition d’une même expression à chaque fin de phrase.
Despo Rutti - « Miettes d’espoir » (2010)
« Dans le rap, il y a un côté jeu : on aime malaxer les mots, se réapproprier des expressions populaires. Ici, l’utilisation qui est faite de « Le savoir est une arme » rappelle que les rappeurs cherchent également à mettre en avant un sens qui consiste à dire que le rap peut être une porte de sortie, que la connaissance est la meilleure façon de se sortir de la situation dans laquelle on est englué ». Si Bettina Ghio dit vrai, il paraît essentiel également de dire un mot sur le champ lexical utilisé ici par Despo Rutti : celui de l’armement, voire de la guerre. « Le savoir est une arme/ Construisons nos propres stands de tir avant que l’ignorance nous tue », rappe-t-il ici.
Un parallèle entre deux mondes (le rap et l’armée, donc) qui n’a rien d’inédit au sein du rap hexagonal mais rien d’anodin également : il vient non seulement rappeler le pouvoir performatif du langage, sa puissance d’action et les conséquences possibles d’un tel pouvoir sur le réel, mais il vient aussi confirmer la volonté de nombreux rappeurs d’associer ce genre musical à une activité de combat. Pourquoi ? La linguiste émet un début de réponse : « Il est plus ou moins établi que l’on combat avec les mots. C’est une culture du pouvoir qui, comme on peut le remarquer, nécessite un certain savoir afin de s’exprimer pleinement, d’être compris le plus justement possible ».
Ademo - « 185 litrons » (2011)
Là où Salif (« Si le savoir est un flingue, on vide nos barillets bêtement ») et Brav (« Le savoir est une arme mais beaucoup n’ont que l’étui ») préfèrent pointer du doigt l’ignorance et la bêtise dont font preuve ceux qui prétendent avoir accès à la connaissance, Ademo, à une époque où PNL n’existait pas encore, a visiblement privilégié une autre option : « Le savoir est une arme, pourtant c’est toujours les démunis qui partent en guerre ».
On est alors en 2011 et le rappeur du 91 opte pour une figure d’opposition (le paradoxe), soulignant une triste réalité : ce ne sont que rarement les sachants, ceux qui prennent les grandes décisions censées guider le peuple, qui se retrouvent en premières lignes, confrontés à des situations avec lesquelles il convient de lutter quotidiennement. Un constat terriblement vrai, qui ne manque malheureusement pas d’exemples, des tirailleurs africains appartenant aux troupes coloniales durant les guerres jusqu’aux personnels hospitaliers durant une pandémie mondiale.
La Canaille - « J’ai faim » (2011)
À l’inverse d’un gouvernement qui a considéré pendant de longs mois la culture comme non essentielle, Marc Nammour, maître à penser de La Canaille, a fait des bibliothèques, des complexes cinématographiques et des bars, ceux où les habitués sont des légendes et les poivrots des poètes, autant de lieux de repli où il est possible de s’équiper en connaissances. Ceci dans l’idée de proposer à ses interlocuteurs suffisamment de réflexions et d’outils intellectuels pour débattre, se défendre et ainsi mettre à terre son adversaire (l’État, les réactionnaires, ses opposants, etc.) : « Si le savoir est une arme maintenant vois là ce que ça engendre/ J’irais pécho les munitions dans les livres ou au cinéma / Sur le net, au théâtre comme au bistrot en bas de chez moi / Et je te pilonnerais d’un ton froid et ferme ».
Un propos qui n’a foncièrement rien d’étonnant de la part d’une formation que l’on range traditionnellement du côté du rap conscient – cet horrible mot, finalement assez excluant et réducteur –, capable de conclure son morceau par une paraphrase de Victor Hugo : « Conscient de la puissance d’une idée qui arrive à terme ». À croire que, oui, définitivement, les livres ne sont pas simplement une nourriture pour l’esprit, mais bien une ouverture vers autrui.
Lino - « Wolfgang » et « Ne m’appelle plus rappeur » (2005 et 2015)
Si Lino a le droit à deux punchlines, c’est 1/ parce que rares sont les rappeurs à se jouer avec autant d’aisance de la grammaire française ; 2/ parce que la moitié d’Ärsenik offre ici deux alternatives à une expression tellement utilisée que l’on pourrait aisément la considérer comme anecdotique. Sur « Wolfgang », on l’entend flirter avec l’egotrip, rappelant à quiconque qu’il défouraille de la connaissance à tout-va, y compris au coin de la rue : « J’diffuse mon savoir, j’fais des drives-by shooting ». Sur « Ne m’appelle plus rappeur », en revanche, il profite de la présence de ses deux frères, Calbo et T.Killa, pour filer une fois de plus la métaphore de l’armement, comme pour souligner qu’en termes d’écriture, de profondeur et d’avilissement de leurs adversaires, les trois comparses jouent dans une cour que peu fréquentent.
Au passage, ils en placent une sur l’importance d’avancer en communauté : « Tellement d’savoir que, pour presser la gâchette, on a dû s’y mettre à trois ». Question modestie, on repassera. Question cohérence, en revanche, cette dernière phrase se pose là quand on sait que, quelques lignes plus tôt, Lino comparait son flow à un revolver, dont « les coups d’feu m’donnent un phrasé particulier ».
Dooz Kawa - « Le savoir est une arme » (2014)
Dans le clip de « Le savoir est une arme », Dooz Kawa a choisi de s’établir au beau milieu d’une bibliothèque. Une manière pour lui de rappeler que les bouquins sont un accès vers un autre monde, une porte d’entrée vers un pouvoir permettant à quiconque de mieux comprendre notre réalité : celui de la connaissance, cette « arme de destruction massive » dont on trouve le « mode d’emploi dans les livres ». Pour Bettina Ghio, cela va même encore plus loin : « C’est un peu comme s’il s’agissait pour Dooz Kawa d’utiliser ici les codes de l’urbain et du populaire pour les mélanger à un univers savant, auquel de nombreuses personnes, encore figées dans des idées stéréotypées, refusent l’accès aux rappeurs et aux rappeuses ». Traduction : en quatre minutes et cinquante secondes, le rappeur strasbourgeois envoie un message clair à tous ceux qui l’écoutent : la belle littérature n’est pas incompatible avec ceux qui visent à faire de la musique populaire.
Sameer Ahmad - « Mèche courte I » (2020)
Un homme qui vient de Montpellier, sample le Velvet Underground et collabore avec Dany Dan peut-il être quelqu’un de mauvais ? Avec le temps, on a surtout compris que Sameer Ahmad était avant tout un rappeur de qualité, une encyclopédie du hip-hop en même temps qu’un artiste extrêmement joueur, toujours ouvert à l’idée de se réapproprier des codes populaires. Il n’y a donc rien d’étonnant à l’entendre, lui aussi, utiliser une expression chère au rap français. C’était en 2020, sur « Mèche courte I », et c’était fait à sa manière, à la fois décalée et intelligente : « Le choix des armes, c’est soit six balles, soit vingt-six lettres ».
Bettina Ghio détaille : « Ce qu’il fait ici est une façon de jouer avec une expression bien connue en la paraphrasant et en la décortiquant à l’aide d’autres figures de style, très imagées ». Sur sa lancée, la linguiste conclut : « On comprend alors que « le savoir est une arme » n’est pas juste une expression qui revient très souvent, un peu par hasard et simplement dans l’idée de remplir un texte. C’est avant tout un jeu, un symbole avec lequel les rappeurs s’amusent à créer ».
Frenetik - « Chaos » (2020)
Ce qu’il y a d’intéressant avec une expression aussi courante que « Le savoir est une arme », c’est qu’elle n’est en rien savante. De fait, elle est accessible à tous, immédiatement compréhensible. C’est un dicton populaire, finalement assez banal, qui retrouve toute sa force grâce aux rappeurs et aux rappeuses, sans doute attirés par les possibilités qu’elle renferme : de l’egotrip, une notion de supériorité, un flirt avec le langage quotidien, voire un écho plus ou moins conscient à d’autres punchlines du rap français, souvent associées au combat (« Boxe avec les mots », par exemple).
Ainsi, quand Frenetik rappe « Le savoir est une arme, la concurrence a perdu connaissance », il ne fait que s’inscrire dans une longue et belle tradition qui voudrait que le rappeur soit le sachant, celui qui a suffisamment de bagages et de légitimité pour prendre la parole, être écouté et à même de ridiculiser ses opposants – qui sont donc illico rangés parmi les ignorants. « Ici, on comprend que Frenetik possède une arme que n’ont pas les autres : la connaissance. Surtout, on comprend que cette expression prend tout son sens par rapport à ce que peut être le rap : une prise de parole, perpétuellement liée à une volonté de dominer les autres. Car parler, s’adresser à autrui ou tout simplement mettre en avant un discours, c’est en quelque sorte prendre le pouvoir », conclut Bettina Ghio.