Musique
Dans les travées du Zénith de Paris, les visages sont crispés. La quinzième cérémonie des Victoires de la Musique touche à sa fin et le duo d'animateurs en smoking composé par Michel Drucker et Jean-Luc Delarue s'apprête à décerner le prix de la Révélation de l'année. Ce soir de mars 2000, Abdelkrim Brahmi-Benalla, Yohann Dubaye et Mokobé Traoré, mieux connus sous les noms de Rim'K, AP et Mokobé du 113, savent que leurs challengers du jour pèsent quelques disques d'or dans le monde de la variété. Face au trio, il y a Tina Arena et son tube « Aller plus haut », les Franco-Américains de Pink Martini ou encore Lââm et sa reprise multi-platinée de Michel Berger. Pas grand chose à voir avec le rap cru des trois lascars de Vitry-sur-Seine, venus interpréter « Tonton du Bled » quelques minutes plus tôt dans une Peugeot 504 remplie de cabas.
« C'est moi qui l'ait poussé, cette voiture », se souvient Karim Thiam, ancien chef de projet au sein du label S.M.A.L.L. « Les pompiers ne nous avaient pas donné le droit de la démarrer, alors j'ai dû pousser. » Si la plupart des professionnels de l'industrie réunis ce soir-là restent interloqués, la séquence fait date parmi les fans de rap français. D'autant plus que c'est bien le 113 qui rafle la Victoire de la Révélation, point d'orgue d'une année où le groupe du Val-de-Marne aura crocheté en quelques mois les portes de radios et de télévisions verrouillées pour leurs collègues rappeurs. Pour fêter ce prix, le trio doit interpréter « Jackpotes 2000 » sur la scène du Zénith. L'affaire a été convenue avec les organisateurs de la cérémonie ; le tube, construit autour d'un sample imparable de René & Angela, a même été répété la veille, au cas où le groupe gagnerait. Contre toute attente, le 113 change ses plans au dernier moment. « Au lieu d'envoyer "Jackpotes 2000", ils ont envoyé "Les Princes de la Ville", ce qui m'a valu un échange tendu avec la productrice de l'émission », raconte Karim Thiam, présent dans les coulisses. Il sourit, puis tente une explication : « Je réécoute encore "Jackpotes 2000" avec plaisir, mais c'est un single. "Les Princes de la Ville", c'est autre chose : c'est un hymne ».
Vingt ans après, « Les Princes de la Ville » est régulièrement cité parmi les classiques du rap français. Inspiré par le thriller « Blood In Blood Out » (traduit « Les Princes de la Ville » lors de sa sortie en salles), le titre donne son nom à l'album qui l'accueille tout en posant les contours de l'esthétique du 113 : simple, brut, mais toujours funky. Une couleur musicale que l'on doit à DJ Mehdi, producteur du titre comme de l'album éponyme. En 1999, douze ans avant sa disparition suite à un tragique accident, Mehdi Faveris-Essadi n'est pas encore cette figure tutélaire du rap et de l'électro française validée par tous. Le musicien se questionne sur son avenir. L'aventure Ideal J, son premier groupe, s'est terminée quelques mois plus tôt suite à la décision de Kery James d'arrêter la musique. En parallèle, depuis 1996, Mehdi s'est rapproché de la French Touch émergente. Il côtoie tout particulièrement Zdar et Boombass du groupe Cassius, qui l'ont invité à placer une instru sur le troisième album de MC Solaar et lui ont soufflé l'idée qu'il pourrait produire des morceaux sans rappeurs.
« Mehdi était fasciné par le fait que les musiciens de la French Touch travaillaient avec la même matière que lui. Ils samplaient des disques de funk et de disco. Ils travaillaient avec les mêmes samplers, les mêmes machines, les mêmes compresseurs, les même ingénieurs du son. Mais là où on arrivait à vendre 50 ou 60 000 exemplaires d'un album rap en France avec énormément de prises de tête, les morceaux French Touch étaient écoutés sur tous les dancefloors de la planète », resitue Thibaut de Longeville, directeur artistique en charge de l'artwork de « Princes de la Ville » et proche de Mehdi. À la fin des années 1990, Thibaut de Longeville a passé de longues heures chez le musicien, dans le 20ème arrondissement de Paris. Il a vu de nombreux rappeurs s'asseoir sur le canapé du salon, non loin des piles de vinyles, des samplers et des percussions, observant les conversations s'étirer et les morceaux naître.
À côté du hip-hop, Mehdi s'était mis à produire des titres lorgnant vers la house, notamment sous l'alias The Cambridge Circus. Parmi ces titres sans rappeurs, mâtinés d'électro et sortis en maxi vinyles à l'attention des DJ, se trouvait l'instrumentale destinée à devenir « Les Princes de la Ville ». Dessus, Mehdi fait tourner un sample filtré extrait du morceau « Make Me Believe In You », signé Curtis Mayfield. Compositeur soul à la voix tout en falsetto, l'auteur de « Move on Up » fascine le beatmaker depuis tout jeune, depuis qu'il a trouvé l'un de ses disques dans la collection de vinyles funk et disco de son père. « C’est mon guitariste préféré. C’est un caresseur de Fender. C’est la perfection », dira un jour de lui Mehdi, au micro de Radio Nova. En l'occurrence, ce n'est pas une boucle de guitare mais avant tout une montée de cordes de quelques secondes qui retient son attention, puis celle du 113.
Cette année-là, le trio enregistre son premier album et souhaite poser sur ce genre de productions électroniques si peu prisées dans le milieu hip-hop. Co-réalisateur de l'album et figure centrale de la Mafia K'1 Fry, Manu Key suggère à Mehdi d'accélérer l'instru des « Princes de la Ville » pour voir si les Vitriots vont « réussir à rapper dessus ». Le battement par minute (BPM) des morceaux rap tourne le plus souvent autour de 90. Sur « Les Princes de la Ville », il décolle à 115 – la cadence d'un morceau de house. Du jamais entendu, ou presque, dans le rap français d'alors. « Mehdi voulait voir ce qui se passerait s'il augmentait les BPM. Il se demandait si les gars pouvaient rapper dessus. Il se trouve qu'avec le 113, et notamment avec le one-two punch de Karim et Yohann, ce rap un peu syncopé, ça marchait de fou », analyse avec le recul Thibaut de Longeville.
À cela il faut ajouter l'écriture sans fioritures de Rim'K et AP, épaulés par Mokobé au refrain. Un côté pied-sur-terre et réaliste qui transparaît dès l'ouverture des « Princes de la Ville ». « Peu d'élégance dans mes écrits, normal pour un mec de Vitry », rappe Rim'K sur les premières mesures. La suite parle d'ANPE, de TIG, de « bâtiments à rénover » et de « Monsieur le maire » qui n'investit pas suffisamment pour ses administrés. Des mots bruts et revendicateurs, mais rappés avec une détente peu commune chez les rappeurs d'alors. Lorsqu'il écoute le morceau pour la première fois, via une cassette apportée par de Longeville, Karim Thiam comprend immédiatement qu'il s'agit d'un « hymne ». L'un des morceaux les plus « street » de l'album, qui « repose le groupe sur ses fondamentaux », précise-t-il.
Les mois suivant, le morceau et l'album éponyme trouvent de l'écho outre-Atlantique. Thibaut de Longeville se souvient d'avoir « fait la tournée » des directeurs artistiques à New-York. « Via ces gens-là ou d'autres relations, Guru et d'autres artistes américains ont entendu ce que faisait Mehdi et se sont rendu compte que ça sonnait différemment », dit-il aujourd'hui. Un rendez-vous est organisé avec Common, qui essuie un refus lorsqu'il propose une collaboration à Mehdi. Le producteur préfère rester aux côtés du 113, dont il est presque devenu le quatrième membre, comme l'illustre « Les Princes de la Ville » et son dernier tiers s'achevant sur un long solo de clavier, à la manière d'un ultime couplet sans paroles.
Le morceau sera le dernier single de l'album. La fin d'une aventure, le début de beaucoup d'autres. Car plus tard, il y aura d'autres télescopages avec la house et d'autres disques vendus par camions, dont une collaboration avec Thomas Bangalter chapeautée par Mehdi. Encore plus tard, d'innombrables clins d’œil au morceau, par des rappeurs plus jeunes comme Ninho, Dosseh ou la MZ. Mais lorsque « Les Princes de la Ville » sort en clip au printemps 2000, il s'agit encore de fêter cette entrée fracassante dans les chaumières françaises. Tout au long de la vidéo, tournée à Vitry-sur-Seine avec plusieurs centaines de jeunes du coin, AP, Rim'K et Mokobé posent, en cuir noir, sur un canapé coiffant le toit d'un bâtiment de leur cité. Devant eux, sur une table basse, apparaît le butin des nouveaux princes de la ville : deux Victoires de la Musique flambant neuves.