Stardew Valley : le marathon de 4 ans d’Eric Barone
Pour rendre hommage au titre qui a marqué son enfance, Eric Barone a passé plusieurs années à créer, seul et sans compétences en programmation, chaque centimètre de son chef d’œuvre : Stardew Valley.
Écrit par Etienne Caillebotte
Temps de lecture estimé : 7 minutesPublished on
Si Eric Barone est l’homonyme d’un athlète qui a battu le record du monde de vitesse en VTT sur neige, lui est adepte de la course de fond. Celui qui s’est fait connaître sous le pseudo ConcernedApe est l’homme qui se cache derrière Stardew Valley. Une simulation de vie qu’il a conçue pendant 4 ans, en solo, sans aucune expérience significative dans l’industrie du jeu vidéo. Un projet qui est devenu en quelques mois l’un des jeux indépendants les mieux vendus et mieux notés de la décennie.
Né à Los Angeles et élevé dans la banlieue rurale de Seattle, le jeune garçon se passionne, comme beaucoup de gamins de sa génération, pour des titres devenus cultes : Chrono Trigger, Final Fantasy et surtout Harvest Moon, une œuvre intemporelle qui le marque profondément. « J’aimais qu’on puisse avoir des relations avec les habitants de la ville » explique-t-il à GQ. « Cette possibilité n’existait pas dans la plupart des jeux auxquels je jouais et rendait l’expérience beaucoup plus personnelle. On sentait que le monde était vivant, et qu’il avançait, avec ou sans nous. »
En 2011, il décroche un diplôme en informatique à l’Université de Washington et découvre la cruauté du monde du travail. Le jeune homme multiplie les envois de CV, enchaîne les entretiens mais ne décroche pas d’emploi. Un échec qui fait office d’électrochoc et qui l’amène, de fil en aiguille, à se lancer dans le projet d’une vie : développer un jeu qu’il envisage comme un hommage à sa madeleine de Proust : Harvest Moon.
Le retour à la terre
Dans Stardew Valley, on retrouve de nombreux éléments qui ont fait le succès de la série lancée par Marvelous Interactive en 1996. Au départ, votre avatar réalise le rêve de toute âme ayant vécu la routine métro, boulot, dodo : quitter la vie de bureau et un quotidien psychologiquement éreintant pour reprendre une exploitation appartenant autrefois à son grand-père. À Pélican Ville, petite bourgade dans laquelle vous posez vos valises, votre mission est de gérer la ferme en accomplissant une flopée de tâches quotidiennes : arrachage de mauvaises herbes, pêche, cueillette, élevage… Dans le but, évidemment, de générer des revenus. Votre personnage peut également tisser des liens avec d’autres habitants du village, et même se marier.
Imaginez jouer au même jeu, tous les jours, pendant quatre ans et demi. Toute la journée.
Eric Barone
L’amour dure quatre ans
Pendant les quatre années de développement, Eric Barone quitte rarement son bureau, encerclé par les tasses de thé vert qu’il s’enfile entre deux lignes de code. Deux raisons justifient qu’il abandonne son poste : se rendre au théâtre du coin, où il travaille à mi-temps comme ouvreur de salle, ou passer du temps avec Amber, sa compagne. Entre douze et quinze heures de sa journée sont consacrées à un projet qui le passionne autant qui l’étouffe. Car en plus d’apprendre sur le tas, Eric Barone ne se facilite pas la tâche. Refusant l’aide extérieure, il épluche des milliers de threads sur les forums pour trouver les réponses à ses questions sur la programmation, l’habillage sonore ou le pixel art. « J’ai persévéré et me suis forcé à apprendre » raconte-t-il. « On se rend compte que les choses qu’on pensait bonnes ne le sont pas. On comprend pourquoi, et on les améliore. C’est un cycle interminable. »
Le diable est dans les détails
L’homme est d’une minutie folle, presque obsessionnelle. Dans Stardew Valley, rien n’est laissé au hasard. Chaque dialogue est retravaillé plusieurs dizaines (voire centaines) de fois, chaque élément visuel est consciencieusement composé. Est-ce le prix à payer pour atteindre les objectifs démesurés qu’il s’est fixé ? Sans doute. « Je me suis fixé un objectif énorme et décidé de ne jamais abandonner jusqu’à ce qu’il soit atteint » raconte-t-il à Gamasutra. Une règle d’or à laquelle il n’a jamais dérogé, jusqu’à ce fameux mois de février 2016. Au point de frôler le burn out, à quelques semaines de la sortie. « Imaginez jouer au même jeu, tous les jours, pendant quatre ans et demi. Toute la journée. J'en avais vraiment marre, je m'ennuyais. Je n'avais même plus un avis objectif sur le jeu. En réalité, je pensais qu’il était mauvais. »
Le perfectionnisme est autant une qualité qu’une malédiction, surtout quand il devient pathologique. Eric Barone l’a appris à ses dépens et le reconnaît aujourd’hui : « Préserver ma santé mentale était une véritable épreuve » admet-il. « Il est nécessaire de se convaincre soi-même que l'on est destiné à la réussite. Ce n'est même pas une question d'ego, c'est juste une manière d’empêcher le doute et le mal-être de s’installer. » Pendant ces quatre années, le développeur s’est répété sans cesse la même question : « Et pourquoi pas moi ? ». Peut-être s’est-il inspiré du parcours de Notch, le génial créateur de Minecraft (qu’il considère comme son jeu préféré, ndlr) qui a, lui aussi, connu le succès et la célébrité sans y être véritablement prédestiné. Peut-être s’est-il tout simplement dit qu’il ne pouvait plus faire machine arrière. Pas maintenant, pas après tout ce qu’il avait fait. « J’ai dû prouver que je n'étais pas fou, que ce n'était pas qu'un rêve irréalisable et que j'allais y arriver » raconte-t-il. « Psychologiquement, ça me touchait vraiment de dire que je pouvais perdre mon temps. Ma stratégie consistait donc à convaincre les gens autour de moi qu'ils devraient croire en moi. »
Tu es libre de travailler d’arrache-pied, mais pas de forcer quelqu'un d'autre à le faire pour toi
Eric Barone
Candy crunch
Difficile de ne pas faire le parallèle entre l’histoire d’Eric Barone et la culture du crunch dans l’industrie du jeu vidéo, sujet revenant régulièrement sur la table depuis quelques mois. Il s’est d’ailleurs fait épingler, sur les réseaux sociaux, quand il cherchait à recruter quelqu’un capable d’assumer cinq jobs en même temps, il y a peu. Une erreur de communication, selon lui. Il a également dû s’expliquer sur sa relation avec Chucklefish, son éditeur, accusé d’avoir exploité des bénévoles lors de la conception de Starbound. Pourtant, même s’il s’est imposé un rythme de travail effréné, Eric Barone n’a jamais été un partisan du crunch, bien au contraire. L’objectif, en s’isolant du monde extérieur, était clair : ne pas transmettre ses obsessions et angoisses à une autre personne. « J’ai choisi de m’imposer autant de travail parce que je veux être développeur de jeux indépendants et voir mon projet se concrétiser » explique-t-il à Gamasutra. « Alors que les développeurs d'EA (il réagit à la controverse autour d’EA en 2016, ndlr) ont été forcés de travailler contre leur gré. Je trouve ça injuste. Tu es libre de travailler d’arrache-pied, mais pas de forcer quelqu'un d'autre à le faire pour toi. »
Trois ans après la sortie, le développeur a changé de dimension mais n’a jamais abandonné son bébé. Il a lâché Chucklefish, est devenu l’éditeur de son propre jeu (et de ses portages sur consoles, ndlr) et a démarré le développement d’un nouveau titre, dans son coin. Un projet rapidement mis en pause pour recommencer à s’investir sur Stardew Valley. « Même s'il y a eu des moments dans le passé où j'étais au bord du burn-out, et où il a pu m'arriver de dire que je voulais passer à autre chose, je finis toujours par revenir sur Stardew Valley ». Difficile d’oublier son premier cru(sh)nch.
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