Stephanie « Vexanie » Lindgren, est une photographe d'esport qui dédie son art à l’émotion de la compétition.
© Maxime « OtaXou » Lancelin-Golbery
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Stephanie « Vexanie » Lindgren, les yeux de l’esport

Pour que l’esport rentre dans les mœurs, encore faut-il que son histoire soit narrée. Rencontre avec Stephanie « Vexanie » Lindgren, photographe qui dédie son art à l’émotion de la compétition.
Écrit par Maxime « OtaXou » Lancelin-Golbery
Temps de lecture estimé : 14 minutesPublished on
Vivre l’esport, ce n’est pas que participer aux tournois ou suivre les diffusions en ligne. Pour en connaître l’émotion, il faut aussi observer l’humain, et ces moments fugaces qu’un stream parfois ne peut capturer. Dans les allées des tournois européens, il vous est peut-être arrivé de croiser une petite personne, appareil photo numérique en main et bonnet sur la tête, le regard au loin.
Il ne s’agit de nulle autre que Stephanie Lindgren, dite « Vexanie », figure de l’ombre bien connue de la scène des jeux de combat, comme l’une des photographes talentueuses réussissant coup sur coup à immortaliser les moments forts de chaque compétition. Nous sommes allés à sa rencontre pour mettre en lumière sa vie, son parcours et son ressenti sur la scène compétitive.

Petite fille turbulente et créative

Bien que particulièrement connue sur la scène européenne, Stephanie est en vérité née à Miami en Floride. Remarié, son père souhaitait réunir ses deux familles, faisant que la petite fille et sa mère ont déménagé avec lui en Suède alors qu’elle avait 6 ans. Une situation qui n’a pas été forcément très bien vécue, Stephanie décrivant son enfance comme « turbulente » ; bien que l’optimisme de son géniteur soit louable, elle se souvient surtout que sa mère et elle étaient « évincées » du tableau. Qui plus est, déménager en Suède sans connaître la langue ne fut pas de tout repos : « mon père voulait que tout le monde soit ami, mais c’était plutôt une situation gênante ».
Les premiers émois créatifs de Stephanie vont vers le dessin et la peinture, alors qu’elle se découvre un amour « des couleurs, des formes et des idées différentes ». Cette créativité s’exprimera surtout dans son état d’esprit et ses jeux, dont son préféré : imaginer. « L’une des choses que j’avais tendance à dire pendant mon enfance, et dont les gens se moquaient, est “venez, on imagine que”. »
La photographe Stephanie « Vexanie » Lindgren capture le public d'une compétition d'esport.

Photo de Stephanie « Vexanie » Lindgren

© Stephanie « Vexanie » Lindgren

Des univers entiers créés de toutes pièces pour amuser la jeune enfant, ce qui restera d’ailleurs l’une des principales raisons de son amour pour l’art qu’elle décrit comme « ne connaissant aucune limite » : « tu peux littéralement créer ton propre monde et c’est ce qui est super cool. » Mais tous les chérubins ne partagent pas le même enthousiasme, ce qui se traduisait en frustration enfant alors qu’elle admet que « lorsque les gens ne sont pas aussi emballés pour une chose que moi, je deviens assez triste ».
Pas de panique. La photographe en devenir a su « se débrouiller » avec cette situation, en grande partie grâce aux jeux vidéo. Démarrant sur une Super Nintendo et l’infatigable Super Mario, le PC prendra petit à petit un peu plus de place dans sa vie. D’abord par les point’n’click puis, grâce à son grand frère, par Diablo 2 que sa mère « n’aimait pas car elle était catholique ». Les titres mythiques s'enchaînent ensuite — Heroes of Might and Magic, Half Life, WarCraft III, Counter Strike 1.6 — la poussant toujours plus vers l’esport.

Les origines de Vexanie

C’est à l’adolescence, et de retour aux États-Unis à l’âge de 12 ans, que ces jeux feront « partie de sa personnalité ». Malgré ces titres, pour la plupart pionniers sur les compétitions en ligne, Stephanie ne jouait que très peu en multijoueur, mais « se faisait des amis dans la vraie vie ». Les jeux vidéo n’y seront pas pour autant étrangers, cette passion qui à l’époque n’était pas encore parfaitement intégrée à la culture générale lui permettant de facilement rencontrer des personnes faites du même bois.
« Avoir des passions de niche t’aide à trouver des gens de niche » comme elle l’explique, alors qu’elle se créera un cercle restreint de proches avec lesquels partager ses passions. C’est d’ailleurs l’un de ses proches au collège qui lui offrira le nom qui l’a faite connaître. Apprenant le sens du mot « vexatoire » (vexatious), il lui dira qu’il la décrit parfaitement. Lorsqu’est venu le temps de s’inscrire sur Twitter, celui-ci conjugué à son prénom formera Vexanie. Confessant être « assez odieuse adolescente », elle espère tout de même que ce mot ne la décrit plus désormais.
Une photo de Stephanie « Vexanie » Lindgren, photographe d'esport qui dédie son art à l’émotion de la compétition.

Une compétition d'esport capturée par Stephanie « Vexanie » Lindgren

© Stephanie « Vexanie » Lindgren

Stephanie ne dessine plus vraiment à cette époque, sans qu’elle ne se souvienne d’une raison particulière à cela. Elle intègre tout de même une école d’art, où sont séparés les dessinateurs et peintres en herbe des photographes. « Au lycée, je trouvais que la photographie était stupide et inutile. » Pourquoi une telle fermeture d’esprit ? L’idée perçue que cela ne demandait pas d’imagination, que c’était paresseux, que n’importe qui en était capable.
Mais alors qu’elle se surprend à regarder toujours plus de photos sur DeviantArt et Flickr, son dédain originel se transformera en curiosité, et la curiosité en obsession. « Pourquoi c’est de l’art ? Pourquoi cette photo est belle ? », voilà les questions qui tourneront assez dans sa tête pour que son intérêt passe du graphisme à la photographie. Sa mentalité « imaginons que » deviendra progressivement « fais avec ce que tu as et débrouille-toi », la faisant prendre petit à petit conscience de la créativité cachée derrière cet art particulier.

Le piratage des rêves

18 ans, toujours aux États-Unis, fraîchement diplômée et plongée dans la culture « rave » de la musique électronique et de ses festivals, Stephanie découvre la Dreamhack. Cette LAN Party qui mélange culture rave et jeux vidéo semble tout droit sorti d’un rêve pour la jeune femme, qui décide de revenir en Suède : « ils avaient des jeux vidéo, de la bonne musique et des lasers ».
Elle n’oublie pas pour autant son avenir professionnel, et décide donc de postuler comme bénévole sur le festival afin de commencer à grossir son CV. En intégrant l’équipe en charge des réseaux sociaux, elle aura ainsi l’occasion de voir à l’œuvre ses photographes… ce qui lui donnera l’inspiration de rapporter son propre appareil, et fera naître en elle la vocation qui la dévore aujourd’hui.
Impossible cependant de devenir photographe spécialisée esport du jour au lendemain. Sa première lutte fut avant tout technique, « devenir bonne » face aux autres photographes talentueux déjà présents sur la scène. Ce fut aussi un défi personnel, du fait que Stephanie n’a « aucune patience » et « n’aime pas développer un talent et que les choses prennent du temps », elle qui appartient plutôt à la philosophie de la « gratification instantanée » qu’elle nous décrit comme propre à sa génération. Pour autant, la jeune photographe avoir été « sa pire ennemie », obsédée par l’idée que ses créations pouvaient « toujours être meilleures ». Le syndrome de l’imposteur, un autre trait commun à cette génération.
La photographe spécialisée esport Stephanie « Vexanie » Lindgren capture le public d'une compétition d'esport.

Stephanie « Vexanie » Lindgren capture le public d'une compétition d'esport

© Stephanie « Vexanie » Lindgren

Impossible cependant de nier sa motivation. En 2015, alors que Capcom annonce son Pro Tour, Stephanie décide de lister toutes les étapes européennes de la compétition et de s’y présenter comme photographe. Grâce à un bon timing et un groupe d’amis souhaitant y participer en tant que joueurs, elle peut également partager les frais et se permettre de tels voyages. Pas de défraiement, pas même de certitude d’être autorisée à prendre des clichés, la jeune femme prenait les choses à bras le corps et envoyait des messages aux organisateurs pour avoir leur aval. Chose qui, à l’époque, pouvait étonner : « j’ai écrit à Abou [ndlr : organisateur français de tournois] pour la Cannes Winter Clash en 2016, l’un des premiers tournois que j’ai couverts en dehors de la Dreamhack. […] À cette époque, il ne parlait pas très bien anglais donc je pense qu’il était étonné, et a juste répondu “ouais, vas-y viens” ».
Rien d’officiel pour une scène qui cherchait encore la bonne formule pour mixer la passion enivrante des tournois organisés dans un garage et le sérieux d’une compétition officielle. Tout au long de l’année 2016, elle enchaînera les tournois de jeux de combat à travers l’Europe, exception faite de l’EVO dont elle aura pu financer le voyage en le « couplant à des vacances ». Tout à ses frais, et sans rémunération.

À peine arrivée, déjà intégrée

Au moins pouvait-elle compter sur l’accueil chaleureux de la communauté. Ses débuts se sont faits en toute discrétion, lui permettant de ne pas être trop remarquée entre les différentes parties. Une situation qui était « exactement ce qu’elle voulait », puisque cela lui permettait de prendre d’excellents clichés. Sa peur principale à ses débuts étant d’être « une distraction » pour les joueurs, le fait de passer inaperçu avait un certain avantage.
Outre les rencontres avec des personnes « aimantes et positives », ses clichés ont été extrêmement bien reçus sur ses premiers événements, lui permettant de gagner en confiance en elle, mais aussi en élan pour se lancer dans cette scène si particulière.
Être une femme dans un milieu compétitif centré sur les jeux de combat et dominé par les hommes pourrait paraître inévitablement source de problème… mais Stephanie nous dit n’avoir « jamais reçu de commentaires négatifs ou sexistes de n’importe qui dans la communauté des jeux de combat ».
La photographe Stephanie « Vexanie » Lindgren a de nombreux tournois esport à son actif et autant de clichés superbes pour prouver sa valeur.

La photographe a de nombreux tournois à son actif

© Stephanie « Vexanie » Lindgren

Elle attribue cela en partie aussi en partie au fait d’avoir toujours été un peu « garçon manqué » et d’avoir toujours été assez neutre : « je présume que j’ai une sorte d’aura non binaire ou je ne sais quoi ». Reste qu’elle y trouve tout de même un avantage non négligeable sur les événements qu’elle couvre : « le seul moment où je le remarque et lorsque je vais aux toilettes et qu’il n’y a pas la queue, ce qui est un grand avantage ».
Ayant eu la capacité de voir de nombreuses communautés aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, elle décrit la passion pour les jeux comme universelle : « l’endroit d’où tu viens n’a aucune importance ». La plus grande différence qu’elle aura remarquée vient plutôt des tournois en eux-mêmes, les événements américains étant « plus établis » que ceux européens puisque historiquement plus anciens. Elle décrit l’Europe comme « proche de l’être » et salue le partage et l’entraide existants entre les organisateurs de nos différents pays pour faire avancer la scène entière d’un commun effort.

Toujours en mouvement

C’est lors de l’UFA 2019 que nous avons rencontré Stephanie Lindgren, aujourd’hui âgée de 27 ans. EVO, Combo Breaker, CEO Daytona, DreamHack, ESL… La photographe a de nombreux tournois à son actif, et autant de clichés superbes pour prouver sa valeur. « Maintenant, tous les tournois que j’ai capturés gratuitement me payent ». Et pour cause : une relation de confiance s’est créée entre elle et les organisateurs, qui ont pu voir la valeur de son travail pour faire briller leurs événements et attirer toujours plus de joueurs sur la scène. Tout s’améliore chaque année.
Il s’agit tout de même du milieu de l’esport, où même les photographes les plus connus n’acquièrent pas le même statut qu’un photographe de sport traditionnel. Si Stephanie est demandée, elle doit toujours faire l’effort de contacter les organisateurs et se rendre disponible. Elle reste lucide : « je ne pense pas que quelqu’un, qu’importe son talent, puisse atteindre un point où il n’a plus qu’à s’asseoir et attendre que les gens le contactent ».
Le défi de Vexanie est aussi d’agrandir sa visibilité. Bien connue du cercle baston désormais, elle veut pouvoir toucher à d’autres types de jeux et de compétitions, mais toujours dans l’esport dont elle pense avoir « à peine raclée la surface ». Elle fait partie de ceux considérant que l’esport obtiendra à terme le « même respect que le sport traditionnel » si toutefois les cartes « sont bien jouées ». La normalisation de la socialisation par internet et des pratiques numériques est en grande partie responsable de cela pour elle.
Le défi de la photographe spécialisée esport Stephanie « Vexanie » Lindgren est aussi d’agrandir sa visibilité.

Le défi de Vexanie est aussi d’agrandir sa visibilité

© Stephanie « Vexanie » Lindgren

Son but personnel reste de « continuer à faire des choses », mais la photographie esport reste son second emploi pour le moment. Comme de nombreux travailleurs du milieu, elle doit trouver l’équilibre entre son emploi régulier — au sein d’une entreprise de marketing — et son art. Ce dernier prend de plus en plus de place, faisant qu’elle ne travaille plus qu’à 60% pour son entreprise, ses lundi et vendredi étant désormais dédiés à son activité de photographe : « j’ai dit à mon travail que je ferai leurs photos et vidéos, le contenu créatif, tout en faisant mes trucs esports, et que c’est ce qu’ils auraient de moi ».
Voilà une situation « difficile » qui lui « donne beaucoup d’anxiété ». Pour autant, elle n’en changerait pour rien au monde, elle qui a besoin de « rester constamment active » et ne « saurait pas qui elle est sans ce stress ». La photographie esport est qui plus est sa véritable passion, alors qu’ « aucun job ne m’a fait me sentir aussi satisfaite et vivante ». Le rêve final serait de créer sa propre agence créative dédiée à l’esport, où des amis talentueux se retrouveraient pour créer des photos, vidéos, et animer les communautés. D’ici là, Stephanie « essaie de se créer son propre rôle ».

L’esthétique et le symbole

Son rôle, nous le connaissons déjà en tant que simples spectateurs : nous partager les émotions fortes d’un tournoi et les moments humains qui le définissent, avec une touche artistique qui n’appartient qu’à elle. Les clichés qu’elle capture peuvent cependant prendre une tout autre dimension alors qu’elles sont reprises par la communauté sur les réseaux sociaux.
Mais pour Stephanie, cela fait partie du jeu et n’est pas vraiment un problème. Du moins, « ça dépend vraiment du contexte dont elles sont tirées ». Elle capture selon elle deux types de photo : esthétiques, pour la communication de l’événement, et symboliques, qui racontent l’événement. Dans ce dernier contexte, une photo en particulier lui vient en tête : celle de Scar face à Buffalo lors du CEO 2019. Après quelques échauffourées sur les réseaux sociaux (c.-à-d. ça a mal parlé), Buffalo vainc Scar lors du top 96 de Mortal Kombat 11 et bondit immédiatement de sa chaise pour le provoquer.
Après quelques échauffourées sur les réseaux sociaux, Buffalo vainc Scar lors du top 96 de Mortal Kombat 11 et bondit immédiatement de sa chaise pour le provoquer.

Scar face à Buffalo lors du CEO 2019

© Stephanie Lindgren

Vexanie a capturé ce moment pour une image simplement épique… mais qui pouvait être mal perçue, particulièrement par le grand public. « Dans ces moments, je me sens obligée d’expliquer ce qu’il s’est passé car je ne veux pas que ma scène, notre scène, soit perçue comme violente et barbare, et je sais que les jeux vidéo ont assez mauvaise presse comme ça ».
Une autre photo montrant le joueur pakistanais Arslan Ash tomber à terre en prière après avoir réussi l’exploit de remporter Tekken 7 à l’EVO 2019 a lancé de nombreuses conversations. Mais pour cela, Stephanie pense que « l’art est censé provoquer, te faire ressentir quelque chose que ce soit négatif ou positif, c’est un peu le but ». Aussi, elle n’y voit aucune objection et veut rester objective : « tu ne contrôles pas ce que les autres ressentent, c’est à eux et ils peuvent en faire ce qu’ils veulent. Ça ne me pose pas de problème, je suis contente de ma photo, et les gens ont le droit à leur opinion ».
L’opinion générale restera que Stephanie « Vexanie » Lindgren sait capturer les moments les plus émotionnellement chargés de l’esport, et leur offrir l’immortalité grâce à ses yeux de lynx et son talent. On la retrouvera bientôt en tant que photographe officielle des Worlds de League of Legends, qu’elle nous citait comme l’un de ses événements rêvés (ndlr : lors de l’interview, sa nomination n’était pas encore faite) sur la fin de l’année. Impossible de ne pas avoir hâte d’observer les plus beaux moments que nous offre l’esport à travers ses yeux.