Lucky Love
© Fifou
Musique

Lucky Love : Maintenant et rien d'autre

L'artiste Lucky Love a enchaîné les métamorphoses avant de prendre conscience que son corps pouvait être le vecteur d’idéaux inclusifs plus grands que sa propre histoire.
Écrit par Marie-Maxime Dricot
Temps de lecture estimé : 13 minutesPublished on
C’est à l’hôtel Amour, à Paris, un jour pluvieux, que nous rencontrons Lucky Love, 29 ans, de son vrai nom Luc Bruyère. Si l’envie nous séduit de croire que l’artiste charismatique vêtu d’un manteau très pop (à poil rose) et aux allures punk a emprunté son pseudonyme au morceau éponyme d’Ace Of base (qui commence ainsi : “Life is a paradise...”), en résonance avec son premier single Paradise, la réponse est non. Son nom, il le doit à son parcours, beaucoup de résilience et une once de chance qui l’a fait se trouver au bon endroit au bon moment. Avec un premier album engagé, dont la sortie est prévue cette année, il offre une porte d’entrée vivifiante à sa vision idéaliste du monde.

Prélude

L’odyssée de Luc Bruyère débute en Belgique. Après s’être fait renvoyer à plusieurs reprises des établissements catholiques dans lesquels il se trouve, l’adolescent entiché d’art passe le concours de Saint-Luc, l’école supérieure des arts située à Bruxelles, où il y reste trois ans à étudier l’art conceptuel dans le but devenir plasticien. Pour la première fois, à 15 ans, le jeune homme né avec une agénésie (manque de croissance pendant la grossesse, qui peut toucher n’importe quel membre ou organe) se retrouve dans un environnement qui lui correspond. « Au moment où je suis rentré à Saint-Luc, c’est là que ma vie a commencé. Un peu. » Il trouve dans le système éducatif belge – qu’il met volontiers en opposition au système français dans lequel il a évolué jusqu’à la fin du collège – l’opportunité de s’exprimer, et de se découvrir : « En France, les ados, on les opprime, on les oppresse beaucoup. À cet âge-là, tout ce qu’on ressent on le garde pour soi, alors qu’en Belgique, on tutoie nos profs, parce qu’on est dans une démarche artistique, il n’y a pas l’idée de sanction et on nous pousse à trouver notre propos et ce qui nous anime. »
Nous étions des estropiés exclus de la société qui rêvions, un jour, d’être acceptés.
Lucky Love
En ce temps-là, Luc habite à Louvain-la-Neuve, à 27 km de Bruxelles, dans un kot (maison étudiante belge) avec le rappeur belge Roméo Elvis. Période pendant laquelle il découvre des dérives potentielles de la vie étudiante. Luc se drogue et fini par devenir accro, à l’âge de 18 ans. « J’étais anorexique, je faisais 47 kilos pour 1,86 m, je n’étais pas beau à voir. » Si l’addiction n’est pas méconnue dans le milieu artistique et que de nombreux artistes se sont essayés à l’utilisation de substances pour la création, dans le cas de Luc il s’agit bien uniquement de défonce. Le jour de ses 19 ans, il est emmené de force à l’hôpital du fait de sa toxicomanie, où on lui annoncera au même moment sa séropositivité. « C’était très bizarre... et en même temps, c’est comme si cela m’avait permis de comprendre que j’étais en vie. J’adorais ça. »
Lucky Love porte une tenue Helene Zubeldia.

Rencontre avec Lucky Love

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Désarroi

Et si la meilleure façon de repartir de zéro était de quitter Bruxelles, carrefour européen de la drogue à prix bas selon lui, et changer totalement d’environnement ? Entre désamour pour sa propre personne et déchéance, Luc qui deviendra quelques années plus tard Lucky Love, s’octroie un fresh start à Paname où il déménage en 2013 sur les recommandations d’un ami. « Moi à cette époque, je ne m’aimais pas beaucoup, j’avais des problèmes avec mon bras, ma sexualité...»
De mes 11 à mes 15 ans il a fallu que je traverse le handicap, ma sexualité, et le jour de mes 19 ans, on m’annonce ma séropositivité... » Une fois installé en France, Luc se retrouve sur le tournage du film La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, en tant que figurant. Le réalisateur, désireux de le voir évoluer, lui propose d’intégrer la classe libre des Cours Florent (école de théâtre réputée pour former les acteurs de demain) à Paris. Une nouvelle vie se dessine et le comédien en herbe réalise une fois de plus qu’il « a dû frôler la mort pour réellement comprendre [qu’il] étai[t] en vie ». Au même moment, il est repéré par Romeo Castellucci, un grand metteur en scène de théâtre contemporain italien, qui le caste pour danser dans Moses und Aron, de Schönberg, à l’opéra Bastille, fin 2015. Par la suite, la pièce est programmée par le Teatro Real de Madrid, Luc arrête les cours Florent et s’envole pour l’Espagne. Il y reste sept mois avant de revenir à Paris. Où il retombe dans un désarroi : c’est quoi, l’après ?

Bonjour Madame

Juxtaposé au Divan du Monde, le cabaret Madame Arthur est, depuis les années 50, un temple du travestissement qui affole les nuits parisiennes en reprenant les grands classiques de la musique d’Alain Bashung, Serge Gainsbourg ou Queen, voire même Beyoncé. Un lieu d’éveil et de curiosités castafioresques, dont le directeur artistique interpelle Luc, un soir, alors qu’il est venu se divertir : « Tu chantes ? » Lui : « Sous la douche. » Suivi de : « Ça te dirait de chanter ici ? » Luc accepte. S’il n’a jamais envisagé de se travestir auparavant, il voit cette opportunité comme un rôle de composition et non comme quelque chose de lié directement à sa sexualité ou à la communauté LGBTQ+, mais plutôt une interprétation qu’il va pouvoir travailler sur la longueur et développer au fur et à mesure des shows. Cette idée lui plaît. Lui qui n’avait jamais chanté auparavant reste cinq ans au Madame Arthur, de 2015 à 2019, en développant parallèlement une carrière de mannequin entouré de sa chosen family : l’acteur Félix Maritaud, la top model transgenre Raya Martigny et la mannequin, DJ et actrice Dustin Muchuvitz. Ensemble, l’équipe forme une « famille de déglingos » qui à force d’huile de coude et de persévérance s’insère dans les industries les plus redoutables. Les mots de Luc : « Notre point commun, c’est que nous étions des estropiés exclus de la société qui rêvions, un jour, d’être accepteś, sans jamais qu’on le nomme ou qu’on se le dise. »
Un soir à Pigalle. Repéré dans un bar du quartier par un directeur de casting qui n’avait pas prêté attention à son agénésie, il se voit proposer un rendez-vous le lendemain, pour un shooting photo. Le jour J, le directeur artistique du projet découvre que Luc n’a qu’un seul bras et « au lieu de se dire que c’est un problème, il trouve ça incroyable », pensant juste pouvoir concrétiser des projets qui sortiraient des sentiers battus ! Mais la réalité est autre, l’industrie de la mode n’est pas encore prête à accueillir certains physiques singuliers. La très réputée agence Elite le refuse... C’est alors qu’il reçoit un appel qui changera la donne : le photographe de mode anglais Craig McDean le veut pour une série dans le magazine Vogue International, shootée à New York, en mars 2018. De là, les agences se l’arrachent. Cette expérience, une épreuve que l’artiste a très mal vécue, c’est un peu comme les douze travaux d’Hercules : Luc ne sait jamais quelle sera la suite.
Il raconte : « La mode, c’est un endroit entre attraction et répulsion. Les clients voulaient bien de moi, mais l’industrie n’était pas encore prête pour ce que je représentais. Les agences n’avaient pas confiance. À l’époque, il n’y avait pas de personnes transgenres comme Raya et toute la diversité qu’on observe aujourd’hui. J’étais l’un des premiers à sortir du lot. Et puis je sentais que mon bras était utilisé, que j’étais utilisé. » Il faut bien comprendre que pour Luc, le traumatisme potentiel lié à son bras absent n’existe pas : « Je n’ai pas l’impression qu’il me manque quelque chose, mon corps est juste différent. Il est complet. Je peux tout faire car je n’ai jamais connu autre chose. Je ne sais pas ce que ça fait que de croiser les bras, donc ça ne peut pas me manquer. C’est aussi ça mon chemin, je dois expliquer aux gens qu’il n’y a pas de problème. Je ne le dis pas pour qu’ils soient à l’aise avec moi mais, parce que, réellement, c’est le cas. »
Mannequin, chanteur, performeur, acteur : Lucky Love a décidé de fonctionner à l’instinct et à la passion. Lucky Love porte Diesel, Helene Zubeldia, Lanvin.

Lucky Love a décidé de fonctionner à l’instinct et à la passion

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Puis, un beau jour, les choses ont changé, Luc et sa clique sont partout : défilés, campagnes mode et à l’écran, et retournent le game. Luc : « On avait des choses à dire et c’est ce qui a fait notre réussite. Je ne me suis jamais travesti pour la mode, je n’ai jamais fait semblant, et je pense que c’est important. Rester soi-même et ne pas faire de concession. On a vraiment dû conquérir ce monde. »
Apprendre ma séropositivité le jour de mes 19 ans, c’était très bizarre... et en même temps, c’est comme si cela m’avait permis de comprendre que j’étais en vie.
Lucky Love

Coup de théâtre

S’ensuit pour l’artiste un début de reconnaissance : il participe à quelques performances pour Bruce LaBruce (réalisateur de cinéma expérimental qui utilise la pornographie comme une arme politique) via lequel il rencontre celle qui deviendra son tout, sa vie : l’actrice Béatrice Dalle, avec qui il partagera les planches des Folies Bergères pour jouer Elephant Man à l’automne 2019. Au début de cette pièce, Luc chante une chanson qu’il a écrite exprès, et qui éveille la curiosité de Sandrine Runser, directrice du label Belem Music, chez Wagram, qui vient à sa rencontre : « Si tu veux faire de la musique un jour, dis- moi, parce que j’aime vraiment beaucoup ta voix. » Le temps passe. Pendant le confinement, le chanteur Jérémy Chatelain, qui l’a vu se produire chez Madame Arthur, lui propose de passer à son studio pour faire un essai. « Si ça marche c’est cool, si ça ne marche pas on se sera amusés », me dit Luc. Deux jours leur auront suffit pour composer trois morceaux que Luc a envoyé à Sandrine, qui se montre plus que satisfaite du travail abouti : « Banco, c’est trop bien! » L’aventure commence enfin, avec la maison indépendante Wagram, qui « ne voulait pas [le] travestir mais [le] célébrer véritablement », explique Lucky Love. Autre moment fort pour Luc cette année, la création d’une prothèse esthétique conçue sur-mesure pour son bras, et désignée par Sophie de Oliveira Barata, de The Alternative Limb Project. La créatrice a su répondre à ses attentes et combler le jeune artiste en « transformant [s]on handicap en une œuvre d’art incroyable ! », se réjouit Luc.
Il s’épanouit à présent dans la musique. Lucky Love porte une tenue Mugler.

La vie lui a donné des coups, mais Luc s’est relevé, pour s’imposer

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Maintenant, c’est divin

Si de nombreux médias qualifient la voix de Lucky Love d’androgyne, ce n’est pas sa perception : « Si c’était le cas, elle le serait davantage quand je parle que lorsque je chante. J’ai certainement une voix particulière à cause de mon vibrato très présent mais ma voix me fait plus penser à des vieux chanteurs comme Jacques Brel, parce que mes “R” sont belges, donc mon phrasé est très vieux français. » On le constate d’ailleurs avec son titre Toutes mes vérités, sur lequel il a invité Juliette Armanet. Entre sensibilité et fragilité, notre amoureux de l’amour nous donnera bientôt les clefs de tout son être.
Qu’une idée qui sort de mon imaginaire puisse parler à autant de personnes, c’est magnifique !
Lucky Love
Ce disque est un peu comme un coussin de velours qu’on serre le soir entre ses bras pour se réconforter. Un moment d’introspection empreint de volupté qui tend au fur et à mesure vers un sentiment de plénitude et donne envie de se célébrer, de célébrer Luc pour la sincérité dont il fait preuve, à l’image d’un lien privilégié. « Ma musique, c’est une relation. »
L’artiste signe ici un premier album qui s’inscrit dans sa contemporanéité, à l’image de ses expériences vécues, de ses valeurs et du message qu’il porte : « L’humanité c’est ce qu’il y a de plus sacré. Ma musique, je la voulais comme une traductrice de l’époque. Je veux qu’elle soit en lien avec la société d’aujourd’hui. Les préoccupations de ma musique sont les préoccupations du monde dans lequel je vis. » Il s’agit d’un fil rouge « entre la fête et la tristesse après la fête, ou la tristesse avant la fête et la fête après la tristesse ». Un constat selon lequel il n’existe pas de divin, car « le divin , c’est nous, dit-il, le divin, c’est l’humanité, c’est le présent. Arrêtons de courir après des idées, ou après de l’impalpable et observons la divinité qui se trouve dans le maintenant ».
Chaque chanson de son album est une partie de l’âme de Lucky, dont la volonté est de fédérer autour d’une prise de parole qui transpire l’amour. « Quand je dis “Je suis ça” je veux que les gens me disent “moi aussi je suis ça” à leur manière, avec leur interprétation de ma chanson. Qu’une idée qui sort de mon imaginaire puisse parler à autant de personnes, c’est magnifique ! » Lucky Love veut bousculer le monde tel que nous le connaissons à l’heure actuelle en espérant créer une nouvelle communauté. Où l’acception de l’autre est le mot d’ordre.
Si le titre Paradise est une mise en bouche esthétique à l’album, Masculinity est clairement le premier statement sur note de pianos de Lucky Love autour de la question du genre. Tout au long des quinze morceaux, on s’éteint, on DIE, pour mieux renaître, on se questionne, et on prend du recul. Sonorités électroniques au goût de variété française 2YK (esthétique inspirée du milieu des années 90 et du début des années 2000), bass lines et son écclecsiastique (How Can you party) s’emmêlent pour remettre sur le devant de la scène le sentiment d’amour et d’espoir devenu aujourd’hui presque imperceptible : « Je vois du sacré dans la rareté de l'amour, par exemple, quand je suis amoureux, je me mets à genoux face à l'amour. Je suis obligée de réaliser le bordel qu’il faut à tous ces algorithmes de l’univers, pour qu’une personne que je ne connais absolument pas, croise ma route au bon moment, au bon endroit et que lui ou elle et moi, on ait à ce moment précis, une attirance mutuelle, tellement forte, qu’on va avoir besoin de se découvrir. J’ai l’impression que notre génération consomme l’être humain, qu’on se consomme les uns les autres, car tout va plus vite avec les réseaux sociaux. Moi, j’aime l’idée de reformer un monde dans lequel on regarde le présent. »
Et comme toute chose à une fin, mais que celle-ci peut être belle, Lucky Love nous dit au revoir avec We’ll be good. Un titre drumless, où se superpose les voix du chanteur et celles de l’artiste Ö du label PC Music, inspiré du discours de Kennedy sur la paix dans le monde prononcé, le 10 juin 1963, à l'université américaine de Washington D.C, que Luc traduit comme « un halo lumineux qui vient vers toi, comme un appel des dieux ». C’est un message d’espoir qui signifie « ne te préoccupe pas trop du futur, ça va aller ». Une manière de clôturer le projet et d’annoncer la suite.