Gaming
Le bois de quatre clochettes
Dès la gestation d’Animal Crossing, vers la fin des années 90, le concept principal de la licence était déjà bien établi. L’équipe menée par Katsuya Eguchi et Hisashi Nogami au sein de Nintendo souhaite plonger le joueur dans un village verdoyant, où chaque moment correspond à celui du monde réel, à la minute près. Le village peut ainsi vivre le rythme des saisons, et voir son quotidien marqué par des fêtes et des événements spéciaux. Le joueur y vit sa vie, meublant son modeste domicile, interagissant avec les autres villageois, des animaux vaguement anthropomorphes.
Seul accroc dans ce plan, le 64 Disk Drive, pour lequel ce jeu était originellement prévu, est un échec commercial cuisant faisant suite à de nombreux retards de développement. Voilà une sacrée tuile pour les développeurs, puisque le 64DD faisait également horloge, ce dont la Nintendo 64 nue est, elle, incapable. Qu’à cela ne tienne, le jeu a été porté faute de mieux sur une cartouche Nintendo 64 standard, laissant au pauvre joueur la corvée de régler la date et l’heure, à chaque lancement du jeu !
Fort de ce compromis, c’est finalement en avril 2001 que sort Dōbutsu no Mori au Japon. Il ne s’exportera nulle part, car la console succédant à la Nintendo 64, l’élégante GameCube, est déjà dans les starting blocks. Elle sort cinq mois plus tard sur l’archipel, et fin 2001 aux États-Unis. En anglais, cette version Nintendo 64 aurait pu s'appeler « Animal Forest », mais elle n’a jamais été portée intacte.
Dans Dōbutsu no Mori déjà, les bases d’Animal Crossing sont présentes : le joueur contracte un prêt chez l’entreprenant Tom Nook afin d'emménager dans l’une des 4 bâtisses vacantes du village. Là, il y fait la rencontre d’animaux bavards, doté d’un caractère bien trempé. Pour remplir son compte en banque, il est recommandé de pêcher des poissons, déterrer des fossiles, ou encore chasser des insectes. Cependant, les soeurs Layette et Cousette n’ont pas encore leur magasin de vêtements, le village n’a pas de musée, et le maire Tortimer n’a pas encore fait son apparition… Bref, Dōbutsu no Mori est une version minimaliste du premier épisode publié en occident : Animal Crossing.
Méli-mélo au pays de Tom Nook
Animal Crossing est sorti sur Nintendo GameCube. Cette phrase, simple, est factuellement correcte. Quant à savoir quelle version est sortie quand et où… c’est là que les choses se compliquent.
Dans un premier temps, Animal Crossing est sorti sur GameCube au Japon, en décembre 2001, sous le nom de Dōbutsu no Mori+. Cette version ajoute notamment le maire, le musée, et la boutique de vêtements. Ensuite, Dōbutsu no Mori+ fut converti pour le public occidental et traduit dans plusieurs langues, dont l’anglais et le français. Il sort en 2002 aux États-Unis et en 2004 en Europe sous le nom d’Animal Crossing. Ce portage occidentalisé remplace les fêtes japonaises par des célébrations mieux connues ici-bas (la Saint-Valentin, Halloween, Noël), et contient quelques autres changements de faible importance.
Enfin, une troisième version GameCube, quant à elle basée sur l’Animal Crossing occidental, sort au Japon en 2003 sous le petit nom de Dōbutsu no Mori e+. Elle ajoute de nouveaux poissons à pêcher, offre la possibilité de réveiller Tom Nook au milieu de la nuit en tapant sa porte à grands coups de pelle (agacé, ce dernier gonfle ses prix de 17%), et apporte quelques autres améliorations de “qualité de vie”, rendant l’expérience de jeu globalement plus agréable.
Il n’y a pas de doute, et peu importe la version, Animal Crossing est bien plus à l’aise sur GameCube. Avec son horloge interne et sa carte mémoire permettant de stocker un vaste nombre d’informations (beaucoup de courrier, par exemple), cette nouvelle console est le support idéal, là où la Nintendo 64 mettait le concept original trop à l’étroit.
Par le dépouillement de ses environnements et le look grotesque des petits humains que les joueurs incarnent, l’itération Nintendo 64/GameCube d’Animal Crossing est celle qui dégage le plus de mystère et d’étrangeté dans toute la série. Autre relique d’un temps passé, ce premier Animal Crossing fait scroller l’écran comme un Zelda des années 80 : la caméra ne se déplace que dans un carré défini, après quoi le carré suivant du village est chargé.
Aujourd’hui, ce premier Animal Crossing est une pièce de musée. Pas tout à fait mûr et pourtant plein de personnalité, il est la promesse d’un dépaysement garanti aux joueurs qui n’ont connu que les épisodes les plus récents. Jamais réédité sur une autre console, son prix, même d’occasion, peut grimper assez haut. Quant à la mouture Nintendo 64, certains petits malins l’ont traduite en anglais, sans aucune autorisation de Nintendo.
Le mètre étalon s’appelle Wild World
L’Animal Crossing moderne, celui qui pose les bases des versions 3DS et Switch, est né en 2005 sur Nintendo DS. C’est probablement là que beaucoup ont découvert la série, puisque Nintendo en a écoulé pas moins de 11 millions d’exemplaires à travers le monde, le hissant au rang de 9ème jeu le mieux vendu de la console, surclassant, excusez du peu, le blockbuster de lancement qu’était Super Mario 64 DS.
Animal Crossing : Wild World ouvre grand les portes du village sur le vaste monde : les joueurs peuvent y visiter les villages de leurs amis, en connexion sans-fil local ou à distance, via internet. Du coup, certains animaux séduits par votre charisme ravageur peuvent déménager du village de votre ami… au vôtre ! Bien que le jeu ne pouvait être mis à jour par Nintendo — la DS ne permettant pas de télécharger quoi que ce soit de manière durable — l’équipe de développement envoyait aux joueurs un petit cadeau de temps en temps, par le truchement d’un courrier.
Mettre Animal Crossing dans sa poche dès 2005 a toutefois un coût visuel d’ampleur. N’y allons pas par quatre chemins : Wild World est assez hideux. Les modèles 3D sont peu détaillés, et la fluidité de l’image à l’écran laisse franchement à désirer. Qu’à cela ne tienne, le jeu compense avec un contenu prolifique : dessiner des constellations dans le ciel ? Check. Pouvoir tirer sur le pélican qui livre le courrier tôt le matin ? Check. Se faire servir le café par un pigeon hipster ? Super check.
Animal Crossing : Wild World est l’épisode le plus complet de tous. Chaque jeu lui ayant succédé a tenté, par petites ou grandes touches, de réinventer le gameplay de la série, de lui attacher de nouvelles mécaniques. Wild World marque à la fois la construction d’une base solide pour les jeux à venir, et la réalisation la plus complète et pure de cette vision : celle où un jeunot vient d'emménager au village des animaux, devient leurs amis, et rembourse sa monstrueuse dette.
Trois ans plus tard, Nintendo a sorti de sa manche une version Wii de Wild World, baptisée Animal Crossing : À nous la belle ville !. Certes, cette dernière marque l’ajout d’un centre-ville, où sont rassemblées plusieurs boutiques, dont certaines inédites. Quelques fêtes ont été ajoutées. Le jeu est également compatible avec le Wii Speak, un micro à brancher sur sa Wii pour… parler avec ses amis tout en jouant.
Tout ce contenu supplémentaire est cependant gâché par une interface mal fichue : la télécommande Wii est utilisée comme un ersatz de stylet pour écran tactile. Le curseur et les boutons sont énormes, obstruant une bonne partie du jeu. Un parti pris regrettable pour cette version de salon de Wild World. Sans l’ombre d’un doute, À nous la belle ville ! est un épisode mineur.
Les puristes peuvent aborder la version DS depuis le confort de leur Wii U, par le truchement de la Console Virtuelle. C’est par ailleurs le seul véritable Animal Crossing disponible sur la Wii U.
C’est Bruno, le maire ?
La boîte de Animal Crossing : New Leaf annonce la couleur : « construis une ville où il fait bon vivre » ! Sorti sur 3DS à la fin de l’année 2012, le jeu vous place dans la peau du nouveau maire, arrivé aux responsabilités un peu par hasard. Cette bête politique qu’est votre prédécesseur, Tortimer, est définitivement parti se dorer la pilule sur une île tropicale — sa version à lui de la Villa Pamplemousse (ne cherchez pas, c’est un truc de maires).
À vous, joueur, d’opter pour l’un ou l’autres des quelques décrets municipaux à disposition : vous pouvez retarder l’heure de fermeture des magasins, empêcher les mauvaises herbes de pousser, etc. Vous gagnez également le pouvoir de décider la tenue de travaux, qui pour ajouter un nouveau bâtiment (par exemple, un café), qui pour embellir vos pénates à grands coups de lampadaires et de bancs en bois chic.
New Leaf confirme l’avènement d’une génération de consoles portables chez Nintendo, plus puissantes, offrant un meilleur rendu à l’oeil. Explorer son village est particulièrement charmant avec la 3D activée, car depuis Wild World, les villages d’Animal Crossing sont perchés sur de petits globes terrestres à la courbure exagérée (comme à la fin du film Interstellar). L’effet est saisissant.
Pouvoir personnaliser son village est une première depuis Dōbutsu no Mori e+, et va plus loin que dans cette ultime version GameCube. Cependant, le joueur est vite confronté au prix assez exorbitant de chaque amélioration. Un simple lampadaire coûte la bagatelle de 40’000 clochettes. Ouvrir le café en demande près de 300’000. Ne comptez pas sur les animaux qui peuplent votre village pour contribuer significativement à la douloureuse : ils n’y jetteront que quelques centaines de clochettes de temps en temps, pas plus.
Une situation frustrante, car elle limite fortement ce potentiel de développement. Certes, Animal Crossing est une série de jeux qui a toujours mis une certaine emphase sur la patience. Mais dans ce cas bien précis, c’est trop !
À la manière de la version GameCube et DS, Animal Crossing : New Leaf a également bénéficié d’une version mise à jour du jeu, avec de nouveaux lieux et de nouveaux éléments, vendue en magasins dès la fin d’année 2016. Maladroitement titrée Animal Crossing: New Leaf - Welcome amiibo, cette version comprend un DLC gratuit disponible pour le jeu original, lui adjoignant un camping et plusieurs nouveaux villageois animaux, dont certains peuvent être invités dans votre humble cité grâce… à une série de cartes amiibo, vendues séparément.
New Leaf a fait un carton : alors que la 3DS ne s’est pas aussi bien vendue que la première génération de Nintendo DS, New Leaf a connu un succès commercial encore meilleur que celui de Wild World. 12 millions d’exemplaires écoulés, version Welcome amiibo incluse. Et il s’en vend encore aujourd’hui ! Le jeu est toujours présent en magasin dans la gamme à prix réduits Nintendo Selects, ainsi que sur l’eShop de la 3DS.
Apparitions
Avant son nouvel épisode canonique sorti en mars 2020, Animal Crossing s’est fait désirer pendant huit longues années. Toutes les rumeurs d’une possible version Wii U se sont révélées plus creuses qu’un oeuf de Pâques. À la place, Nintendo a enchaîné les logiciels et les spin-offs : un jeu de l’oie sous-développé baptisé Animal Crossing : amiibo Festival (Wii U, 2015), un titre de design d’intérieur intitulé Animal Crossing : Happy Home Designer (3DS, 2015) et une vague adaptation smartphone cupide et rigide, Animal Crossing : Pocket Camp (iOS et Android, 2017).
Seul rayon de soleil dans ces huit ans de nuages : le villageois humain d’Animal Crossing est devenu un combattant jouable dans Smash Bros., depuis Super Smash Bros. for 3DS / Wii U (2014). La pimpante Marie, assistante du joueur-maire dans New Leaf, l’y a rejoint dans Super Smash Bros. Ultimate (Switch, 2018). Comme de coutume avec Smash Bros., leur moveset est évocateur de leur jeu d’origine, et de leur personnalité propre. Quant à leur trailer d’annonce respectif, ils sont tous les deux jubilatoires.
Par son succès critique et commercial, Animal Crossing a bien mérité cette distinction. Soit, la licence y était déjà représentée par un objet (la sphère de piège) et deux stages, mais le manque de combattants issus du village apparaissait de plus en plus comme un oubli évident. Heureusement, celui-ci fut vite réparé.
Un grand bol d’air frais (et iodé)
Mars 2020, le monde entier vit une pandémie dont, au moment de rédiger ce dossier, personne ne connaît l’impact précis sur l’avenir. Certains se ruent sur Netflix, d’autres écument leurs bibliothèques, dans le but d’échapper à l’angoisse causée par ce nouveau quotidien. Beaucoup se sont aussi réfugiés sur l’île déserte d’Animal Crossing : New Horizons, sur Nintendo Switch.
Sans préméditation aucune, Animal Crossing : New Horizons est devenu le jeu de la pandémie. Son atmosphère guillerette, ses villageois accueillants, ses objectifs innocents… tout semble pourtant avoir été étudié pour offrir une valve de décompression, en pleine période de crise.
Beaucoup se sont retrouvés contraints de se procurer la version dématérialisée du jeu, fermeture des magasins oblige. Au moins, ils n’auront pas à chercher leur cartouche pour arroser leurs fleurs à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Oui, farmer des clochettes en pêchant ou en jouant du filet à papillons prend une toute autre dimension, presque hypnotique, dans un contexte aussi extraordinaire.
Et le jeu, en lui-même ? Comme Super Mario Odyssey et The Legend of Zelda : Breath of the Wild pour leurs lignées respectives, New Horizons cherche à redéfinir ce qu’est un Animal Crossing.
La plupart des outils se cassent désormais après un nombre donné d’utilisations. Cette faiblesse serait particulièrement agaçante si elle n’était pas couplée avec un système de crafting simple comme bonjour. Il suffit de disposer du bon nombre de ressources, de se présenter à une table de travail, et hop, vous voilà en possession d’une nouvelle canne à pêche. Ou de quinze, si vous avez la patience nécessaire pour en construire autant d’affilée.
Dans New Horizons, l’économie d’Animal Crossing se retrouve diversifiée. Les clochettes servent toujours de monnaie d’échange principale — c’est avec elles que vous achèterez un grand nombre de biens et services — mais elles sont rejointes par un petit frère, les Miles Nook. Ceux-ci s’obtiennent en réalisant tout un éventail d’actions plus ou moins intéressantes : désherber et revendre la mauvaise herbe, pêcher 5 poissons, faire expertiser plusieurs fossiles au musée, etc. D’autres biens et services, y compris la très utile recette permettant d’augmenter durablement la taille de son inventaire, sont uniquement accessibles en dépensant des Miles.
Avec ces deux monnaies, le prix de chaque nouvelle construction sur l’île, de chaque extension de votre maison, de chaque fonctionnalité de personnalisation coûte proportionnellement moins cher que sur 3DS… et frustre d’autant moins le joueur, sans pour autant le laisser tout faire en un jour. Bref, huit ans plus tard, Nintendo a appris des errements d’Animal Crossing : New Leaf, et trouvé un équilibre particulièrement satisfaisant.
Sur d’autres aspects pourtant, New Horizons joue à l’avare. Le musée n’est pas disponible dès le départ. Certains personnages bien connus des joueurs assidus ne sont même pas disponible dans le jeu pour le moment, et feront vraisemblablement l’objet d’une mise-à-jour gratuite dans quelques semaines, voire dans quelques mois. Nintendo veut feuilletonner ces éléments car ses équipes ont confiance dans la base intrinsèque du jeu, ses deux monnaies, ainsi que dans les possibilités de personnalisation avancées qu’offrent déjà les outils à disposition. Les meubles peuvent désormais être installés partout sur dans le village, alors arrêtez de râler à propos de l’absence du café !
Si l’on peut féliciter Nintendo pour ne pas avoir cédé à la tentation de lier l’une des deux monnaies du jeu à de viles micro-transactions (et se faire, par ce truchement, des montagnes d’oseille), cette façon de faire pose tout de même la question de savoir ce qu’il adviendra des différents évènements du jeu lorsque les serveurs de jeu en ligne ne seront plus maintenus. Seront-ils rejouables ad vitam ? Ce sera à l’entreprise d’en décider. En l’état, ça ne semble pas possible, chaque évènement majeur étant lié à une micro mise-à-jour distribuée par Nintendo le jour de son début.
Même problème “de long terme” concernant les sauvegardes. Pourra-t-on sauvegarder sa partie dans le cloud ? Pour l’instant, c’est impossible, puisque chaque sauvegarde est placée au niveau de la console elle-même, et pas du profil d’un joueur en particulier. Comme 1-2-Switch. Sauf que, perdre sa sauvegarde de 1-2-Switch, pardon my french : tout le monde s’en fout.
Reste qu’Animal Crossing : New Horizons est magnifique pour un jeu Nintendo Switch. Il offre beaucoup plus de choses à faire par partie que tous ses prédécesseurs, son système de progression dans les trois premières semaines est élégant et accueillant, sans pour autant tout révéler au joueur novice, à qui il reste beaucoup de petites astuces à découvrir par lui-même. Une réussite qui ne peut être gâchée, sur le long terme, que dans le cas où Nintendo n’accompagnerait pas décemment le jeu lorsque l’hiver de sa vie sera venu.