Musique
L’explosion de Gradur en 2014 a attiré l’attention de la France entière sur une scène peu médiatisée jusque-là : Lille et ses environs. À l’époque, le contraste entre les sonorités trap inscrites dans l’ère du temps et la dégaine de certains rappeurs locaux – très années 1990, en panoplie Lacoste et paires de TN – détonne mais permet à la scène locale de se démarquer. Avant eux, le 59 n'avait fait parler de lui qu’épisodiquement, notamment par le biais d’Axiom, de Coup de Pression, ou du Ministère des Affaires Populaires, un groupe qui a proposé à la même période un rap aux sonorités assez particulières, à base d’accordéon.
Si Gradur est resté la principale tête d’affiche locale (malgré une longue période d’absence médiatique), d’autres noms ont émergé ces dernières années, notamment Krilino, qui s’est réorienté artistiquement avec beaucoup de réussite, ZKR, ou encore Sofiane Pamart, qui n’est pas rappeur mais pianiste, et qui a collaboré avec des artistes comme Médine, Scylla, Kery James, Sadek ou Guizmo. Autour d’eux, toute une scène espère prendre de l’essor et devenir une réalité concrète sur le plan national, d’autant qu’une bonne dynamique locale s’est mise en place depuis quelques années, avec notamment le travail de fond d’associations comme Brook’Lille ou du centre des cultures urbaines Flow. Tour d'horizon du vivier local.
Gradur, le retour de la superstar
Une carrière tient parfois à peu de choses. Sans grand avenir professionnel, le jeune Gradi s’engage dans l’armée à 21 ans « pour tester ses limites » et s’évader d’une vie personnelle dans laquelle s'enchaînent les déceptions. Alors qu’il vit sa mission dans l’artillerie comme une « petite prison », l'enchaînement des circonstances va lui ouvrir une voie royale : cloué sur un lit d'hôpital avec une jambe cassée deux fois en six mois, et pas grand chose pour s’occuper l’esprit, il pose ses premières rimes et se prend au jeu. Après quelques passages en studio et des clips qui commencent à bien tourner sur YouTube, les activités artistiques de Gradur finissent par remonter aux oreilles de la hiérarchie, qui ne lui laisse pas le choix : continuer à ramper dans la boue et exécuter les ordres sans moufter, ou embrasser la carrière de rappeur qui lui tend les bras.
Signé chez Barclay, l’homme au bob décolle donc pour Chicago, y enregistre un album et des feats avec certaines de ses idoles (Chief Keef, Migos), tape une première semaine à 30 000 ventes avant le streaming. En quelques mois, il est déjà une superstar et peut oublier pour de bon l’armée. Une destinée quasi-impensable pour un jeune de Roubaix, tant le Nord était sous-représenté médiatiquement dans le rap français jusqu’alors. Dès sa première mixtape, « ShegueyVara », Gradur met d’ailleurs un point d’honneur à inviter un maximum de talents locaux – avec une certaine réussite, puisque le projet, alors dispo en téléchargement gratuit sur la plateforme « Haute Culture », est tellement populaire qu’il fait planter les serveurs du site.
ZKR, la relève
Au sein d’un rap français embouteillé où une nouvelle tête surgit quasiment chaque semaine, il devient de plus en plus difficile de se démarquer. Un bon storytelling peut donc faire la différence, en particulier à une époque où la vie privée des rappeurs intéresse autant le public que leur proposition artistique. On apprécie donc d’autant plus la sobriété de ZKR dans la façon dont ses déboires sont mis en avant : malgré un EP enregistré en cavale puis une incarcération qui a beaucoup fait parler sur les réseaux sociaux, le rappeur roubaisien a préféré continuer à s’exprimer via la musique. Prévoyant, il a même réussi à ne pas perdre de temps lors de sa période en prison, publiant des freestyles enregistrés et clippés en amont, continuant ainsi à occuper le terrain.
Venu du quartier des Trois-Ponts, ZKR est l’un des principaux acteurs de la nouvelle dynamique de la scène nordiste, qui voit se multiplier les collaborations entre ses artistes, à l’image du titre « Nord Fvce » avec Krilino et Anas, qui mêle dimension tubesque et ancrage très street, et dont les sonorités évoquent le soleil et la Jonquera mais sera finalement clippé au pied des tours sous un ciel grisâtre.
Axiom, le précurseur
Chronologiquement, difficile de trouver un rappeur ayant précédé Axiom à Lille : il prend déjà le micro à la fin des années 1980, encore adolescent, et devient rapidement l’un des rares représentants du paysage rap nordiste de la première moitié des années 1990.
Au delà du rap, Axiom est surtout un grand activiste, le genre à monter des structures (le label indé Kafard Production) et des applications à succès (Keakr), mais surtout à s’engager pour une longue série de causes, des droits civiques à la politique en passant par la lutte contre le racisme, entrepreneuriat dans les quartiers populaires, ou l’importance du vote.
Plus concentré aujourd’hui sur ses activités extra-musicales, on n’oubliera pas qu’Axiom est resté un grand défenseur du rap français, en particulier à une époque où celui-ci était dénigré au profit du rap américain.
Punchlyn, entre rap et chant
En septembre 2017, depuis le centre social où elle officie à l’époque, PunchLyn poste un freestyle « en direct du travail », les cheveux encore mouillés de la douche matinale. Postée sur Keakr, la courte vidéo est l’un des premiers succès de l’application, avec 20 000 vues. L’apprentie-rappeuse comprend alors qu’elle a peut-être de belles choses à faire dans le monde de la musique, et se lance en indé avec un premier EP intitulé « Hope ».
Ambitieuse sur le plan de la direction artistique, elle marie le rap avec une vibe R&B voire soul. On pourrait d’ailleurs la cataloguer un peu trop facilement dans le créneau des chanteuses pop/rap qui ont repris le flambeau de leurs aînées des années 2000 : malgré ses titres à tendance tubesque, Punchlyn a l’ADN d’une vraie rappeuse, comme en atteste sa reprise des « Pleurs du Mal » de Dinos. S’il fallait vraiment la caser quelque part, on la rapprocherait donc plus facilement de Wallen que de Marwa Loud.
Krilino, le Jul du Nord
À l’écoute des titres actuels de Krilino, très franchement orientés vers des sonorités dansantes, légères, avec une forte influence orientale, difficile de croire que le Lillois a commencé la musique… par le slam. Au printemps, il racontait ainsi ses premiers pas : « j’ai commencé par le théâtre, au collège. C’est sorti un peu de ma tête, puis je me suis dirigé vers le slam après avoir rencontré des gens qui écrivaient. C’était des amis, il y avait plus d’ambiance, plus d’ampleur, plus d’envie de le faire ». L’histoire de Krilino, c’est donc celle de l’une des évolutions les plus inattendues que le rap français ait connu. Du slam, il s’engouffre petit à petit dans la vague du rap de rue nordiste, et on le retrouve en 2014 au milieu de toute la clique d’espoirs locaux : Rimkhana, 59Grammes, NVRBoyz, ZKR, Gradur...
Les destinées sont variées, mais Krilino devient le roi du Nord de ce genre un peu fourre-tout qu’on a fini par qualifier péjorativement de zumba, tout en prenant soin de varier ses prestations et de continuer à kicker. Parmi ses inspirations, on retrouve Cheb Hasni, mais aussi des artistes algériens plus actuels comme les rapeurs Phobia ou Fifo. Preuve que Krilino ne fait décidément rien comme les autres : là où le personnage de Vegeta représente l’idole absolue du peuple algérien, lui a choisi son pseudo d’artiste en se basant sur un combattant moins badass, Krilin, qui aurait, selon lui, « le même type de personnalité ».
Bekar, le succès critique avant la reconnaissance populaire ?
Dessinateur de bandes dessinées dans ses rêves de gosse, élevé par un papa fan de Pink Floyd et The Doors, Bekar était loin d’être prédestiné à embrasser une carrière de rappeur. Loin d’avoir froid aux yeux, il s'est lancé dans le grand bain presque malgré lui : en assistant à un concert de Deen Burbigo, quelques mois seulement après ses débuts dans le rap, il s’est retrouvé sur scène lorsque que le MC parisien a demandé s’il y avait des rappeurs dans son public. Le jeune Bekar s’est alors porté volontaire et ne s’est pas démonté, goûtant aux joies de rapper devant un gros parterre pas forcément acquis à sa cause.
Très orienté vers la technique pure et dure à ses débuts dans les open mics du 59, il a progressivement laissé sa personnalité prendre le contrôle de ses textes, au point d’écrire l’un des projets les plus introspectifs sortis cette année, « Boréal ». Salué par la critique, en particulier pour l’excellent équilibre entre la densité des textes et l’ouverture musicale, ce disque réalisé avec le beatmaker Lucci a permis à Bekar de se faire un nom dans le paysage rap français.
59 Grammes, le ter-ter nordiste
45 Tero-Rho, Teuchiland dans le 45, Légende Urbaine dans le 30… les années 2000 du rap français ont été marquées par les groupes et collectifs indépendants de province, auteurs d’un rap de rue extrêmement authentique, sans le moindre filtre et en rupture assez nette avec la frange la plus mainstream. Dans le Nord, c’est le collectif 59 grammes qui représente le mieux ce rap du ter-ter aux thématiques classiques mais toujours efficaces : galère, haine de la police, petits trafics, environnement violent. Avec l’équipe formée par Fianso (pas celui-là, évidemment), Psycho, Yazoo et compagnie, l’auditeur de rap français, quelle que soit sa provenance, découvre que la grisaille des quartiers populaires est la même jusqu’à Roubaix.
T-shirts sérigraphiés, montages avec le visage de Nicolas Sarkozy, apparitions sur les mixtapes d’Alpha 5.20 et LIM : 59 Grammes possède toute la panoplie la plus caractéristique du rap de rue de la deuxième moitié des années 2000. Certains de ses membres sont d’ailleurs toujours actifs, même si la forme a évolué et que le discours de tête brûlée s’est progressivement apaisé.
Rappeurs en Carton, taillés pour la scène
Aucune région ne peut y couper : les groupes de rappeurs « qui brisent les codes » et « font du bien avec leur discours positif ». À Lille, c’est le trio Rappeurs en Carton qui occupe cette position, avec une hybridation rock/rap aux accents punk, qui se présente comme un compromis entre les Beastie Boys et Orelsan.
Si l’idée n’a pas encore convaincu tout le monde, elle fait ses preuves en live : en misant principalement sur son énergie, Rappeurs en Carton est un groupe clairement taillé pour la scène, comme le prouve sa forte présence en festival, de l'Open Festival au Crossroad Festival, en passant par le Main Square d’Arras.
Cahiips, le 59 comme point de départ
L’herbe est toujours plus verte ailleurs, dit le proverbe. Cahiips a voulu vérifier par lui-même : après avoir bourlingué entre son Roubaix natal, le Cameroun et l’Autriche, misant sur une carrière de footballeur qui n’aboutira pas, il atterrit finalement au fin fond de l’Ile de France, du côté de Savigny-sur-Seine dans le 77. Il prend en fait un malin plaisir à brouiller les pistes : fils d’un guitariste fan de jazz, ses premières influences ne se retrouvent que très peu dans la musique qu’il produit aujourd’hui, bien que son aisance sur les mélodies vienne peut-être de là.
Membre du Sheguey Squad à l’époque de l’explosion de Gradur, Cahiips a tout connu : la galère de la sous-exposition des rappeurs du nord de la France, le passage par la case prison qui casse la motivation, les fastes de la vie d’artistes avec des grosses scènes et des passages en télévision puis le retour à la vie civile. Sans compter les nuits de charbon pour mieux relancer la machine.
Sofiane Pamart, le pianiste préféré de ton rappeur préféré
Quelques-unes des plus belles productions du rap ont été réalisées à partir d’un sample de piano : « The World is Yours » de Nas, « Black Steel in the Hour of Chaos » de Public Enemy, « That’s My People » du Suprême NTM, « Ni Strass ni Paillettes part.2 » de Lunatic… Si l’utilisation du sample est moins répandue qu’il y a 20 ans, l’amour des rappeurs pour les notes de piano n’a pas diminué. Aujourd’hui, ils ne se contentent d’ailleurs plus d’aller piocher dans le répertoire de la musique classique, mais vont chercher directement l’inspiration à la source : le nom du Lillois Sofiane Pamart revient ainsi régulièrement à l’oreille du public, pour son travail avec Médine, Soprano, Scylla, Kery James, Vald... pour n'en citer que quelques-uns.
La présence de ce virtuose dans le paysage rap français est la conséquence d’une double-évolution : d’une part, les rappeurs se sont ouverts dans leurs méthodes de travail, collaborant toujours plus étroitement avec de véritables musiciens, en studio comme sur scène. De l’autre, les musiciens plus classiques, qui pouvaient autrefois regarder le rap avec défiance, ont appris à l’aimer. Ou, comme dans le cas de Sofiane Pamart, ont grandi avec.